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    LITTERATURE
     
     

     Quentin et les suivants

     


     

    Introduction

     

    J’ai voulu rédiger ce livre afin d’offrir à quiconque le lirait, un divertissement au récit détaillé de mes turpitudes et satisfactions, mais également pour beaucoup d’autres raisons.

     

    La première de ces raison consistait à informer ma descendance, d’une manière aussi sincère que possible, de ce que fut ma vie, au travers de mes aspirations, de mes doutes. Ceci devait permettre, si elle le désirait, d’avoir une juste appréciation des évènements et motivations de ce qui la constituèrent mais également des circonstances qui m’avaient poussées à me retrouver aujourd’hui sur une île lointaine des Caraïbes.

    Avec ces informations, pour la bonne compréhension de mes traits de caractère et de mon héritage génétique, je devais y adjoindre un résumé de ce que je connaissais de la vie des mes parents. Ceci pour leur partie de vie commune avec moi, et aussi en fonction de ce que je pouvais savoir de leur vie, “antérieure” à ma naissance. Un résumé encore plus restreint de ce que j’avais vécu et appris de la vie de mes grands parents devait servir à compléter la bonne compréhension des évènements qui constituèrent mon existence.

    Tout ceci permettait donc à tout un chacun intéressé d’avoir un volet assez complet de ce qui a constitué la première partie de ma vie. Quand je parle de tout un chacun intéressé je veux désigner: d’abord Quentin à qui je dédie ce livre, et aussi tous les autres petits-enfants à venir, ainsi que la descendance qui devrait normalement en découler. Ce livre pourrait également intéresser mes propres enfants qui sont, comme je l’étais avant mes recherches sur mes parents et grands parents, dans l’ignorance de leur passé et dans une interprétation fragmentaire de leur vie.

    Il m’apparaît maintenant que d’autres personnes pourraient y trouver un intérêt. Il s’agit de celles accessoirement mentionnées dans ce livre et qui m’ont accompagnées, dans une partie de ma marche sur le chemin. Mais ce n’est pas tout. Incidemment, à l’occasion d’une fiesta guadeloupéenne je discutais avec une ressortissante mayennaise qui se trouvait là et elle me rappelait des souvenirs de sa jeunesse qui correspondait bien aux miens. Voici donc qu’apparaissent les intéressés du côté anecdotique de la chose. Vous remarquerez également que j’inclus de temps à autres, à la fois pour faire baisser la “pression” mais aussi pour partager mon plaisir de me trouver là, quelques morceaux de la vie courante sur cette île. Les amateurs de voyage devraient donc aussi y trouver leur compte.

    Tout ceci pourrait suffire et constituer une raison suffisante à l’écriture de cet ouvrage, si on peut l’appeler modestement comme cela.

    En cours d’écriture, il m’apparut que la raison principale, au départ d’informer, voire de justifier mes choix, ne m’intéressait pas plus que cela. Après tout, il y a bien des zones d’ombre dans la vie de mes aïeux et cela ne m’a pas empêché de vivre. A quelques moments il est vrai, je me suis posé certaines questions mais sans que cela ne me poursuive longuement ni ne m’accapare l’esprit.

    Est-ce une raison majeure, lorsque sous la joie de la naissance de mon premier petit-fils, un tel souhait d’exposer ma vie vienne à exécution?

     

    Ma réponse est non!

     

    Au côté anecdotique et généalogique, un nouvel aspect des choses s’est progressivement imposé. Sans vouloir me faire passer pour ce que je ne suis pas, j’ai quand même eu une vie qui sortait de l’ordinaire. Les problèmes de ma petite enfance n’auraient jamais du me permettre d’évoluer vers une “carrière” professionnelle. Mes complexes et timidités excessives auraient du me confiner dans une petite vie médiocre. Mon manque de confiance en moi aurait du me faire plier, courber l’échine devant les “rois du monde” que furent les religieux et maintenant la médecine. Mes souffrances auraient du enterrer toute velléités de rébellion face à cette vie qui ne me promettait que tristesse. Rien, en fait, ne me prédisposait à ce dont je suis fier de réaliser depuis quelques années, et dont la suite promet d’être encore plus enrichissante.

    C’est donc davantage pour témoigner de ce qu’il est possible d’accomplir, même lorsque les circonstances ne sont pas favorables, que je voudrais mettre le déroulement de ma vie en perspective. C’est pour que tous ceux qui ont des problèmes de toutes natures sachent qu’il devient possible de changer et de se diriger dans une voie différente, tout devient alors possible, tout prend un sens.

    Aujourd’hui, au moment où la planète se démène sous la pression d’une mutation qu’elle n’a jamais connue de toute son existence, il me semble utile de porter un témoignage d’espérance. La mission que j’ai accepté de remplir sur cette terre a commencée avant ma naissance, elle s’est poursuivie ensuite tout au long de mon chemin de vie.

     

    Nous en arrivons peut-être à l’objectif réel de ce livre.

     

    Vous remarquerez également, sans même que la lecture soit attentive, que certains propos, que l’on peut qualifier de philosophiques, voire quelque peu hermétiques parsèment le récit. Ces passages sont destinés à l’étudiant, que sans le savoir nous sommes tous, en marche sur le chemin, Et qui souhaite recevoir une réponse aux questions qu’il se pose.

    Au détour de certains moments clé de mon évolution, j’intègre au récit quelques idées, censées donner une explication aux évènements pouvant être considérés comme phénomènes naturels ou de pur hasard.

    Je souhaite que le candidat à la connaissance sache y trouver quelques raisons d’espérer et que quelques embryons de réponse à sa quête l’éclaireront.

    Même si je sais que seules les personnes “prêtes” peuvent recevoir la compréhension, je forme l’espoir que d’aucun, aujourd’hui ou demain, trouverons dans ces quelques lignes la voie de leur cœur

    Pour certains qui liront ce livre, croyant bien me connaître, je sais qu’il réservera des surprises importantes. En effet, pour la plupart de mes amis, je suis considéré comme un “bon vivant” aimant les bonnes choses, n’hésitant pas à plaisanter sur tout et à apparemment se moquer ou ne pas prendre au sérieux beaucoup de choses.

    C’est vrai que c’est une partie de ma vie secrète que je livre à la découverte de tous. Vous comprendrez, avec surprise pour la plupart, que la partie importante de ma vie s’est focalisée sur la partie spirituelle et que j’ai toujours cherché en moi, par l’intermédiaire des religions et par la suite, vous le découvrirez par d’autres découvertes au gré des circonstances, ce qui faisait la raison de ma vie sur cette terre.


     

     

     

    CHAPITRE I

     

     

    Le soleil cesse de vouloir nous éclairer, et rapidement comme toujours sous les tropiques, se cache derrière la colline; la mer assombrit son bleu, et venu de nulle part, le rose colore le ciel au-dessus de l’horizon en une bande égale qui s’étend jusqu’au pied des nuages. Au-dessus encore, tout l’espace s’emplit de bleu jusqu’à plus soif, avant de s’éteindre dans le gris argenté.

    Se dessinant sur les champs de canne à sucre, les piques bœufs, petits hérons blancs au torse orné d’une tache orange, comme répondant à un signal convenu, passent en groupe ou esseulés et volent vers leur nichoir dans la mangrove de palétuviers blancs qui perce la mer de son éclat vert. Ils vont rejoindre leurs femelles couveuses qui toute la journée fleurissent les arbres où leurs nids sont perchés.

    En écho à leurs cris de ralliement, comme une réponse à leur départ, le joyeux concerto des reinettes et criquets commence, comme si un chef d’orchestre avait prononcé les trois... quatre... déclencheurs; c’est immuable, je pense que cela fait des milliers d’années que ce rituel bien au point existe, et cela me rapproche de la notion d’éternité...

    Dans mon fauteuil d’osier, sur la terrasse de la petite maison guadeloupéenne aux volets bleus qui surplombe la mer des caraïbes, en observateur passif je m’imprègne de ce spectacle magique, sans cesse renouvelé.

    Les alizés venus de l’Est ont achevé leur chasse aux nuages, et satisfaits de leur travail, se sont interrompus. Le parfum des cannes légèrement caramélisé, se mélange à celui plus puissant du goyavier. Les feuilles de bananiers dans un dernier spasme rageur terminent leur agitation caoutchouteuse et le calme se pose, dans la douceur du crépuscule.

    Et je suis là... le cœur léger et rempli d’amour: d’être là d’abord, ensuite de ressentir la joie d’un évènement heureux : la naissance de mon petit-fils Quentin. Je partage la joie de Florent et Aurélie, nouveaux parents, et je me dis: Que de chemin parcouru entre la Mayenne et la Guadeloupe, presque une vie. Que laisserais-je de mon passage? Quelle valeur ces témoignages s’ils ne sont pas inscrits sur le papier? Il n’en restera que quelques impressions, pas toujours les meilleures, racontées par les témoins en fonction de ce qu’ils ont ressenti?

    Alors pour ceux qui le voudront, pour Quentin et les suivants... voila réellement ce que j’ai fait de ma vie...


     

    Mes plus lointains souvenirs sont ceux emplis de la verdure des étés de ma tendre Mayenne ; les galipettes et culbutes des mes premières années de vie, les toutes premières, dans les prés de la Chevalerie : Il s’agissait de champs, bordant la rivière “la Mayenne”, que leur propriétaire mettait à disposition des citadins de Laval, avide de nature. Nous habitions à l’époque au 35 rue St Nicolas, et il suffisait d’une marche de deux kilomètres en contournant l’usine à gaz pour arriver dans cette campagne. Il fallait alors enjamber un ruisseau fougueux et chantant, par un pont en bois et fer dont le passage me remplissait de joie, c’était un évènement pour un petit garçon de deux ans, cramponné à la main de sa mère, de passer au-dessus de ce flot grondant et blanchi par son passage entre les roches. Il ne fallait pas y tremper les pieds, car il y avait, disait mon père, des”bêtes” dedans; j’appris plus tard qu’il s’agissait de sangsues que des connaisseurs venaient parfois capturer pour réaliser des saignées.

    Une fois traversé, on s’avançait le long du chemin en cueillant des mûres au passage, je préférais les rouges presque noires, à la fois acides et douces. Au bout du chemin on arrivait alors dans ce vaste espace ou les gens venaient se distraire, pêcher et pique-niquer dans la chaleur de l’été. Mes parents ne s’aventuraient pas très loin et restaient à leur place habituelle dans l’entrée du champ. Mon père me faisait jouer à “ la cul percé” : en me baissant je passais mes petites mains entre les jambes, il me les saisissait et me faisait tournoyer en me relevant pour me reprendre contre lui. On jouait au ballon, à courir. Ce fut mon premier contact avec la nature et il fut certainement déterminant dans cet attrait qui devait me pousser ensuite à rechercher le calme des forêts, les prés verdoyants, la compagnie des chênes, aulnes, châtaigniers, hêtres et autres arbres majestueux qui ne faisaient pas défaut dans la région.

     

    On était alors dans les années mille neuf cent quarante sept, quarante huit… Bien plus tard, il m’est arrivé de retourner voir cet endroit et ce ruisseau qui s’appelait et s’appelle encore « le petit St Nicolas ». Hélas, une importante usine laitière, dans laquelle je devais plus tard passer quelques années, s’était installée dans les méandres de mon torrent. A sa place une mare plus ou moins stagnante, d’une couleur verdâtre et dégageant une forte odeur acide repoussait toute intention de regard. Le petit pont de bois, remplacé par une dalle de béton fendue par endroit était parti en même temps que la magie du lieu. Je me souviens avoir contemplé avec stupeur cette destruction, et je crois que cela a contribué entre autres choses, à mon combat militant pour l’écologie qui devait me passionner par la suite et jusqu’à maintenant encore.

     

    Nous habitions à cette époque dans une petite rue parallèle à la rivière, à quelque pas de celle-ci. Pendant longtemps j’ai eu une interdiction formelle de m’en approcher et de jouer sur “la cale”, endroit où abordaient les bateaux, par crainte que je tombe dans l’eau. C’est vrai qu’à cet endroit des enfants s’y étaient noyés, emporté par le glissement du sable que les péniches, remontant la Mayenne, apportaient de la Loire. Il y avait là d’énormes hauteurs de sable qui jouxtaient le bord de l’eau. Cette cale affleurait le niveau de la rivière pour permettre aux péniches de débarquer facilement leur chargement. Quel plaisir de se rouler et de sauter dans ce sable ou l’on découvrait des morceaux de silex que l’on frottait pour dégager un peu de fumée à l’odeur de souffre, des pierres multicolores qui brillaient en les frictionnant un peu..... Tout cela représentait une telle attirance pour les enfants dont je faisais partie, que j’avoue avoir souvent transgressé les consignes maternelles pour venir rejoindre mes petits camarades. Il fallait ensuite bien brosser les chaussures pour que le sable s’en détache et aller mentir à maman.

     

    Le logement dans lequel nous habitions était composé d’une seule pièce d’environ vingt mètres carrés. On y accédait depuis la rue par un portail entouré porche de briquettes rouges et ouvrant sur un passage qui débouchait sur une courette. La “maison”se trouvait coincée entre un autre logement d’une pièce unique également et une “vraie maison “ de deux étages où vivait un couple; et ses deux enfants, un garçon et une fille. J’ai surtout connu la fille qui était un peu plus âgée que moi et qui bravait les interdictions de me parler en me faisant la nique derrière sa fenêtre. Il y avait, et je ne le comprenais pas, déjà une séparation de classe en fonction de la demeure, des apparences. Pourtant nos voisins, Monsieur et Madame Bardoux n’étaient pas plus que nous ou, je le pensais du moins, pas beaucoup plus. Lui travaillait comme plombier chez un patron, elle, était secrétaire quelque part. Lui ne vivait que pour la pêche... il m’autorisait à le regarder quand il préparait ses appâts dans la cour où il « cultivait » ses vairons dans un demi tonneau en bois rempli d’eau, mais sans jamais qu’une parole ou un sourire n’apparaisse sur sa face renfrognée de “gros bouledogue”. Il avait cloué sur un montant du poulailler de bois noir de la courette, les têtes séchées de ses plus belles prises et je les regardais, impressionné par les dents menaçantes garnissant les mâchoires ouvertes.

     

    Mon père, à cette époque, avait trouvé du travail dans une entreprise de mécanique ou il effectuait divers travaux d’entretien et ramenait à la maison juste ce qu’il fallait pour subsister. Les temps étaient difficiles et je me souviens de l’émotion que je ressentais à travers ma mère quand, en fin de mois, il fallait aller payer le loyer, chez un gestionnaire de biens qui nous faisait attendre dans une salle et nous recevait avec hauteur et condescendance. Il fallait se déplacer à pied sur trois kilomètres pour se rendre à son bureau, dans le quartier central où se trouvaient les grands magasins. Je me souviens des angoisses de ma mère quand elle n’avait pas réussi à rassembler la modeste somme réclamée et qu’il lui fallait mendier un report avec son accent flamand et ses difficultés à s’exprimer correctement.

     

    Même étant bambin j’ai ressenti dans ces moments cette injustice, cette blessure qui m’a longuement accompagnée, cette différence entre les hommes qui possédaient quelque chose et ceux qui n’avaient rien, cette mise à l’écart, cette souffrance à travers mes parents, cette révolte parfois devant ce que je ne comprenais pas. Je pense néanmoins, que c’est ce vécu qui m’a servi de moteur pour ma vie entière, autant pour ma vie professionnelle que familiale, c’est cette force réactive trouvée au-dedans de moi qui m’a permis de franchir avec plus ou moins de succès les expériences de la vie ; Expériences, car la vie n’est faite que d’expériences... Elle est une école dans laquelle chacun a sa leçon personnelle, la leçon qu’il a choisie sans le savoir et qui lui permettra d’apprendre ce qu’il est réellement : comprendre le but de son existence, trouver le point de rencontre avec lui-même et ce que renferme ce corps qui sait si bien cacher l’essentiel.

     

    C’était ma leçon, il me fallait l’apprendre, dans la douleur, mais le créateur m’avait donné celle qui me convenait parfaitement : rien de ce qui m’aurait été impossible à réaliser ne m’a été présenté, et aujourd’hui, alors que beaucoup de choses m’ont été révélées je peux le remercier encore pour cette belle leçon de vie.

     

    La nuit est tombée sur les Antilles, un orchestre de carnaval s’entraîne au loin et les sons des tambours rythmés par le tam-tam du gwo ka me parviennent assourdis. Au loin, la partie Nord de la Grande Terre, au-delà du Grand cul de sac marin, brille maintenant. Ses lumières, ponctuent la route de la grande vigie dont deux points plus brillants marquent l’emplacement. Les avions passent au loin, on les entend à peine, seuls des phares bleus et rouges marquent leur présence.

     

    Tout est si calme, la piscine bruisse légèrement, les oiseaux de paradis immobiles pointent du nez vers le ciel et les pourpiers ont fermé leur paupière sur leurs jolis yeux colorés de grenat.

     

    Cinquante huit ans, bientôt cinquante neuf... Que d’émotions: Angoisses, peurs, passions, colères, frustrations, bonheurs... tout cela en un mélange que la vie sait si bien distiller..... mais au bout du compte il n’appartiendra qu’à nous de savoir si la réussite ou l’échec sera au bout de la route... ce n’est d’ailleurs qu’une vue de l’esprit, une perception subtile, une appréciation personnelle qui ne tient aucun compte de la quantité de bien que l’on a pu amasser. Rien n’appartient à personne, tout vient de la terre et la terre n’est ni à acheter ni à vendre, elle est ce qu’elle est, notre mère, elle est NOUS, elle est belle! Et nous pouvons lui ressembler, nous la méritons, nous ne sommes qu’un avec elle, elle nous dirige, nous parle, nous reçoit...

     

    Petits enfants d’où venez vous ?

     

    Dans le logement d’une pièce jumelé au nôtre, vivait une grand-mère, en gris ou noir, un peu impotente, que j’allais voir souvent, j’étais fasciné par ses “prises” de tabac régulière et la dextérité avec laquelle le cérémonial se déroulait: Elle retirait de la poche de sa blouse, une petite boite en fer brillante munie d’un trou sur le coté qui s’ouvrait ou se fermait en tournant le couvercle. Elle libérait l’orifice, faisait tomber dans le creux du pouce une pincée de poudre noirâtre et aux fortes senteurs, qu’immédiatement elle portait à chaque narine en aspirant fortement et bruyamment. Sans manifester d’émotion, elle rangeait alors sa boite et reprenait la conversation. Je me souviens du dénuement de cette pièce de vingt mètres carrés également ou une petite table, près de la fenêtre, et un lit, bordé d’une rangée de chaises en bois composait tout le mobilier. Je me souviens avoir eu l’occasion pour une raison inconnue avoir passé un moment, un matin, dans son lit, ma mère m’ayant laissé à sa garde. Surprise! La fille des voisins: les Bardoux, prénommée Monique venait m’y rejoindre quelques instants plus tard, en garde elle aussi pour sans doute les mêmes raisons que moi-même. Ce fut ma première expérience sexuelle... La petite fille qui avait un ou deux ans de plus que moi soulevait le drap, m’y cachant avec elle en me demandant de lui montrer mon zizi, j’obtempérais avec émotion, dévoilant mon anatomie à la curiosité féminine, mais pour l’échange: que nenni! Il me fallut me contenter de la vision de la petit culotte, bien plate à l’endroit adéquat et à m’imaginer la suite. Ce fut donc la ma première confrontation à la duplicité féminine qui devait me conduire pendant mon adolescence à une méfiance timide de l’élément féminin.

     

    La pièce où nous habitions était meublée, c’était dès l’entrée ce qui frappait le plus, d’une cuisinière à charbon, dont, en hiver, nous devions nous passer quelquefois pour cause de finances déficientes; autour du tuyau, s’accrochaient des tringles ou le linge séchait en dégageant une odeur de savon de Marseille; au fond à droite le lit de mes parents. Quant à moi je disposais d’un lit à barreaux, assez espacés pour qu’un jour je puisse m’y coincer la tête avec impossibilité de la retirer... Mes parents ce jour là recevaient un ami qui n’avait rien trouvé de mieux devant le tableau de dire “il va falloir lui couper les oreilles!” Ce que je crus illico et me fit redoubler mes hurlements. Au milieu de la pièce, une table ronde, une armoire en bois blanc contre le mur, quelques étagères, et c’était tout. Il y avait normalement un grenier au-dessus auquel on accédait par une trappe située au-dessus du lit de mes parents. Je me souviens d’un incident qui a provoqué en moi une frayeur indicible. Mon père a eu un jour l’idée de regarder s’il pouvait utiliser ce grenier et pour ce faire en montant sur le lit accédait à la trappe dans laquelle il s’engageait, hélas, était-ce la charpente pourrie ou un mauvais positionnement du pied, toujours est-il que je vis mon père passer à travers le plafond dans un grand fracas et un nuage de poussière de plâtre qui emplit immédiatement la maison. Fort heureusement le lit était en dessous et rien de grave ne s’ensuivit, mais quelle frayeur...

     

    Les hivers étaient rudes à cette époque, beaucoup plus que maintenant, je me rappelle avoir vu la Mayenne gelée et m’amuser à lancer des pierres pour casser la glace, le chauffage était donc important. Le chauffage central étant réservé à ceux qui pouvaient se l’offrir, mes parents chauffaient donc, comme beaucoup, au charbon que le livreur à l’impressionnante face noire venait apporter par sac, chargé sur son dos et déversait dans un nuage de suie à l’intérieur de notre petite cave dans un recoin de la cour. Cependant lorsque l’anthracite venait à manquer, il fallait faire avec, et les quelques morceaux de bois de substitution ne produisaient pas beaucoup de chaleur. Alors, quand le givre décorait les vitres, on se couchait très vite, mes parents me prenaient au milieu d’eux, dans le lit en fer dont la tête était peinte à grands coups de pinceaux arrondis, formant de bizarres images brunâtres tournoyantes, dans lesquelles je voyais l’univers étoilé en louchant un peu... Auparavant une brique toute simple, qui servait aux maçons, avait été mise à chauffer dans le four, puis entourée de papier journal et disposée sous la couette, chacun se la repassait pour bénéficier de sa chaleur. Mais, hélas, ce confort passager avait son revers à cause des atroces douleurs des engelures qui s’ensuivirent. Ma mère essayait bien de les atténuer en me pressant les orteils dans les mains mais la souffrance me tenait éveillé longtemps. Il a bien fallu utiliser un produit à base de cire d’abeille pour m’apporter un soulagement, mais je garde un souvenir terrible de ces douleurs qui m’ont tenu éloigné des briques pendant un certain temps.

     

    La nuit étoilée recouvre maintenant la Guadeloupe. La lune s’est levée, avec son croissant lumineux curieusement placé en bas; sa faible lueur trace une ligne blafarde sur la surface de la mer. Les répétiteurs du carnaval ont du se séparer ou prennent le ti-punch de l’amitié. Ah ce carnaval! , Ici il dure de un à deux mois et ses réjouissances servent sans doute d’exutoire à ce qui est encore présent à la surface de chaque peau noire de l’île : l’esclavage... C’est un exorcisme païen dans lequel chaque guadeloupéen se reconnaît et adhère sans réserve.

     

    Le carnaval ! Le défilé commence avec le traditionnel retard sur l’horaire prévu: Précédés par un immense roi Vaval en carton pâte qui sera brûlé le mercredi des cendres, et qui pour l’instant se fait promener sur une camionnette, les groupes défilent; Il y en aura bien une quarantaine... Au début du cortège, des jeunes garçons font claquer sèchement leur fouet, de plus en plus longs en fonction de leur age et de leur force, portant des masques aux figures repoussantes. Ensuite la banderole, sur toute la largeur de la rue, tenue par deux jeunes filles, et sur laquelle figure le nom du groupe, sa provenance et les noms des sponsors, alors ça donne : «  GUIMBO ALL STARS des Abymes, boulangerie Taourin, Auto école Toto « , d’autres noms, la plupart du temps en créole, comme : « MAS KA KLE», »AKIYO », « NEG’SOUDES » désignent les groupes suivants.

    Derrière la banderole arrivent des enfants déguisés comme les grands et qui braillent à tue-tête le refrain des musiciens: en règle générale des chansons populaires du folklore français à la mode antillaise comme « Dominique », »elle descend de la montagne », voire « auprès de ma blonde » puis suivent les femmes, jeunes et vieilles, dans cet ordre au défilé, au déhanchement suggestif et nerveux, qui chantent d’une voie aiguë et ponctuent le refrain d’un fort mouvement de hanche et d’un cri orgasmique en hommage sans doute à leur union charnelle avec le Dieu Carnaval. Les musiciens clôturent le groupe, ils avancent avec entrain et d’une démarche saccadée, massacrant leur instrument: des conques de lambis, gros coquillages roses dans lesquels ils soufflent et arrachent des sons rauques, des calebasses remplies de graines qu’ils agitent en cadence, des tambours de caisses claires accrochées derrière le cou, tombant sur la poitrine, frappées violemment à la baguette et des gros bidons de 100 litres en plastique, martelés avec un bois entouré de caoutchouc, dont le son vous résonne dans la poitrine. Ils avancent, en sueur, les yeux rivés sur les fesses des filles qui s’agitent devant eux et cherchent les regards des spectatrices. Parfois un seau ou brûle de l’encens balancé au bout d’une corde, dégage sur leur passage un relent d’église. Les déguisements, parfois uniformes, parfois disparates sont extrêmement variés, de l’indien du far West, au bleu de chauffe en passant par le sari des indiennes aux bijoux partant de l’aile du nez pour arriver au lobe de l’oreille, habits parfois faits de journaux découpés, de sacs de toile, parfois de pas grand chose...

    Suivant cela, l’intendance, composée d’un caddie de grande surface bricolé avec du polystyrène pour garder les boissons au frais. Parfois un éphèbe vêtu d’un seul string qui avance avec des grâces suit le cortège, parfois une délurée qui s’approche des hommes, les attrapent du bras, se penche et frotte longuement ses fesses sur leur sexe... et tout le monde de rire. Parfois un seul camion avec une énorme sono braillant à la limite du supportable du reggae, ce sont fréquemment des haïtiens, avec sur le plateau des femmes shootées mimant des gestes de l’amour, des suiveurs qui avancent au pas saccadés dans un nuage de fumée de cannabis. La foule emportée par le rythme de la musique se déhanche à qui mieux mieux tout au long du parcours. De temps à autre passe un char magnifiquement décoré autour d’une splendide jeune fille légèrement vêtue... et ça sent l’encens, la sueur, la drogue et ça chante, ça crie dans une ambiance passionnée.

    Voilà c’est ça le carnaval et il dure des semaines, tous les week-ends jusqu’à Pâques.

     

    Cela me rappelle les fêtes des fleurs à Laval, en été. Elle se déroulait tous les quatre ans je crois et le défilé durait des heures avec des groupes, des orchestres, des chars, superbement décorés de fleurs naturelles et de papier crépon, avec à la fin le grand char de la reine et de ses dauphines. Il m’avait été donné de la voir du balcon en fer forgé chez mes grands-parents, pour un évènement particulier, mais ceci est une autre histoire.

     

    Au 35 rue St Nicolas, adresse de notre demeure, en ce qui concernait l’hygiène il ne fallait pas être très regardant: Le matin, la toilette du chat, le débarbouillage : mains et visage, durait le temps de le dire avec un linge mouillé d’eau froide, et la grande toilette n’avait lieu que le samedi. Ma mère faisait chauffer dans une casserole assez d’eau pour tiédir la bassine d’eau froide dans laquelle je prenais place et le savon de Marseille à la senteur fade et acidulée opérait le nettoyage de sa mousse discrète. C’était également le jour de change du linge de corps; en hiver un petit maillot de laine tricotée suppléait le marcel. Il est certain qu’après une semaine les odeurs commençaient à être un peu fortes surtout que je dormais en sous-vêtements, quant au slip, il était pour le moins douteux... mais c’était l’habitude et personne ne s’en émouvait. J’ai bien sur plus tard changé ces pratiques de change hebdomadaire, mais mon père et mes frères les ont toujours gardées, sans doute par attachement aux habitudes et l’agrément de baigner dans leurs propres émanations.

     

    Pour laver le linge, il y avait le bateau lavoir : comme nous étions proches de la Mayenne c’était là bas qu’une ou deux fois par semaine, ma mère m’emmenait avec elle, et ces quelques centaines de mètres hebdomadaires s’avéraient pour moi, des moments privilégiés au cours desquels je communiquais avec elle. Elle ne maîtrisait pas encore bien le français, mais moi je la comprenais et je pensais que c’était les autres qui parlaient mal. Nous discutions, entre autres sujets, de mes premières interrogations sur le mystère de la vie, en particulier je lui demandais d’où venaient les enfants, et je dois admettre que la variation de ses réponses me laissait perplexe, ce qui fait que la même question revenait fréquemment.

     

    D’abord la réponse fut: “on les achète les bébés, bien sur”, ce qui entraînait le cortège de questions correspondantes : “c’est cher les bébés? » Est-ce qu’on pourrait en acheter un?”, Comme j’avais 3 ou 4 ans j’aurais bien voulu un compagnon de jeu. Puis ce fut le coup des choux et des roses, puis celui de la cigogne... Bref, j’étais complètement perdu et mes réflexions du soir dans mon lit en fer coloré où je voyais tout l’univers restaient encore sans réponse.

     

    Il y avait de nombreux bateaux lavoirs sur la Mayenne mais un seul de ce coté ci de la rivière. Il se situait presque en face de la Basilique Notre Dame d’Avesnières, magnifique église romane dont évidemment je ne pouvais pas apprécier l’architecture. Le bateau lavoir, construit tout en bois, comportait deux niveaux ainsi qu’une cabine située sur le deuxième niveau qui servait de logement au propriétaire. Sur celle-ci figurait leur nom en grosses lettres tarabiscotées; pour le nôtre, c’était : “ Ets CHAUSSIVERT”. On accédait au ponton par une passerelle de bois. Le bas du bateau, au ras de l’eau était aménagé de planches qui débordaient sur son pourtour et ou les femmes qui avaient leur place habituelle lavaient leur linge; une autre planche, plus basse, à l’intérieur du bateau leur servait à poser leur “carrosse”; sorte de boite en planche à trois cotés, agrémentée d’un coussin en chiffon pour le confort des genoux. C’est entre deux grands coups de battoirs que toute cette volière se racontait les dernières nouvelles des uns et des autres, surtout des absentes...

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    Au premier étage du bateau se trouvait, d’un coté le séchoir réservé aux propriétaires qui lavaient à façon et de l’autre coté une grande cuve en fer, actionné par une poulie reliée à un moteur bruyant, qui faisait tourner une autre cuve intérieure. Elle était chauffée par un foyer et servait à faire bouillir le linge. Quand l’eau et le savon étaient à température, la préposée criait un grand “au lessiiii!” Au lessiiii» Cela signifiait que celles qui avaient du linge à bouillir pouvaient le déposer dans la cuve. Ma mère n’utilisait jamais ce chaudron et je ne comprenais pas pourquoi nous étions à l’écart de cet outil que toutes utilisaient. Un jour elle me le dit : “ il faut payer”. J’avais donc la raison. Effectivement pour bouillir son linge, ma mère utilisait une lessiveuse qu’elle mettait sur la cuisinière et qui bouillonnait pendant des heures en relâchant par les bords sa vapeur humide et odorante.

     

    Ces rendez-vous hebdomadaires au bateau lavoir font partie de mes bons souvenirs car d’abord je sentais ma mère heureuse, elle aimait bien, et a toujours aimé laver, avoir les mains dans l’eau, et aussi parce que j’adorais regarder la rivière couler tout autour du bateau, ainsi que le va et vient de toutes ces femmes qui me gratifiaient, pour la plupart, d’un mot gentil au passage.

     

    C’est à l’approche de mes cinq ans qu’un certain nombre de bouleversements s’effectuèrent, d’abord ce fut la naissance de mon frère, Michel, qui coïncida avec l’ouverture d’une seconde pièce, la grand-mère qui occupait le logement voisin ayant eu la bonne idée de rejoindre le Seigneur. Ensuite arrivèrent mes premières questions sur mes parents. Je n’avais pas conscience qu’ils avaient pu avoir une vie avant moi. A cette époque je pensais fermement que nous étions nés tous les trois ensemble.

     

    Curieusement, ce fut un tableau qui déclencha en moi tout ce remue ménage. Ce tableau représentait un bouquet de fleurs très joliment peintes, d’une grandeur de 40X40cms. Il avait toujours été là, accroché à un clou à coté de l’armoire en bois blanc. C’était surprenant, car étant le seul élément décoratif de la maison il aurait du choquer, mais l’ayant toujours vu à la même place il faisait pour moi partie du décor.

     

    Je sentais bien des tensions entre mes parents depuis un certain temps, mon père rentrait tard, après que nous avions terminé la soupe de vermicelle agrémentée d’un bouillon de kub qui faisait notre ordinaire. Me croyant endormis, j’assistais à leurs difficiles ébats, peut- on dire amoureux? Il semblait plutôt que ce soit une lutte, mon père voulait, ma mère ne voulait pas, elle refusait ses baisers et j’entendais ses protestations répétées : “ C’est bientôt fini?”. Bien sur, je ne comprenais rien à ce qu’ils faisaient, cependant, inconsciemment je me doutais que mon intervention n’était pas souhaitée.

    Donc pour en revenir au tableau, j’eus la surprise de voir mon père le décrocher, l’agiter au-dessus de sa tête, puis pour finir, l’envoyer par terre en criant quelque chose comme: ”voilà ce que j’en fais du tableau de ton Rudolf, ce sale schleu, espèce de pute” Aie! Aie! Aie! ....

    Il y avait de l’eau dans le gaz, et ce fut le début d’un long et pénible processus de détérioration de leur relation qui ne devait jamais cesser ; ceci jusqu’aux dernières années de vie de mon père. Même si les chamailleries devaient diminuer d’intensité, l’age passant par-là, elles existèrent encore de façon permanente.

    Plus tard, j’eus l’occasion d’interroger ma mère sur ce fameux Rudolf, peintre de talent et sur la nature de ses relations avec lui; malheureusement je n’en pu rien obtenir, que cette réponse : ”c’était un ami allemand,”point final. Elle m’apprit cependant qu’il s’appelait Rudolf Isbekker ou Kissbekker, je n’ai jamais pu comprendre précisément, ma mère étant incapable d’écrire son nom.

    Cependant, grâce à mon insistance, j’eus l’explication de ces cauchemars qui me poursuivaient régulièrement et qui consistaient en de longues chutes dans le vide se terminant dans l’eau glacée... C’est ma mère qui me le raconta. Deux ans après la guerre, c’était donc mon age, le fameux Rudolf vint en France voir mes parents. Alors qu’ils se promenaient avec moi et traversaient un pont sur la Mayenne, à Changé, je lâchais brusquement leur main et tombais dans le vide. Il m’a été donné plus tard, au cours d’une promenade suivie d’un bain dans la rivière, de voir les vestiges de ce pont de bois détruit depuis longtemps et dont l’avancée restante servait de plongeoir aux enfants. Je suis allé jusque sur le bord mais la hauteur était tellement impressionnante que je n’ai jamais osé me jeter dans l’eau. Il y avait bien cinq ou six mètres de hauteur et j’imagine la durée de la chute pour le petit garçon que j’étais. Ma mère m’a alors raconté la suite de l’histoire... Tout le monde était pétrifié, Changé, qui se situe à quelques kilomètres de Laval était un des lieux de sortie dominicale des citadins de la zone nord de Laval et grouillait de monde en ce dimanche ensoleillé, mais apparemment personne n’avait rien vu et les barques sur la Mayenne étaient trop loin... Et qui sauta? Le fameux Rudolf, qui me ramena sain et sauf sur la berge.

    Je reconnais qu’il fallait avoir vraiment du courage pour faire ce qu’il avait fait. Depuis le jour ou je l’ai su, je lui ai secrètement voué une admiration et reconnaissance immense.

    Ce devait être un sacré personnage, et la destruction lente et jalouse de son merveilleux tableau que j’essayais en vain de sauver, me mis mal à l’aise au fur et à mesure que la peinture se décollait et laissait voir la toile blanchâtre. C’était comme si des morceaux de lui, de son souvenir, disparaissaient dans le néant...

    Ce fut également la période pendant laquelle je reçus mes premiers coups: de ma mère exclusivement, elle me frappait avec ce qui lui tombait sous la main, mais sa préférence se portait sur une grosse louche à soupe, verte et solide qu’elle sortait des étagères cachées par un tissu. Je me revois encore en train de crier “non maman! Non, maman!” Mais c’était plus fort qu’elle, il lui fallait frapper... J’ai compris bien après pourquoi elle le faisait, mais bien que ne le comprenant pas à ce moment, je ne lui en ai jamais voulu, car en dehors de cet aspect sauvage, elle m’aimait, elle ne savait pas comment faire, mais elle m’aimait, j’en étais certain.

    C’est donc avec l’épisode du tableau, qui a d’ailleurs fini comme dessous de plat, que je commençais à m’interroger. Mes parents n’étaient pas nés avec moi puisque mon père avait au moins une mère. Pour maman elle ne m’avait jamais parlé de ses parents et, mon père pas beaucoup plus de sa mère. Je n’avais d’ailleurs vu qu’une seule fois ma grand-mère à l’approche de mes cinq ans. Nous n’étions jamais allés chez elle pour la bonne raison que cette dernière n’avait jamais voulu accepter cette sauvageonne maigrichonne que mon père avait ramenée d’Allemagne. Tout ceci expliquait mon raisonnement infantile de naissance simultanée de mes parents et de moi-même: eux nés tout grands et moi tout petit.

    Ma mère dont le nom de jeune fille était Marie Caroline De Haeck mais qu’on appelait Maria, ne me parlait pas de ses parents, pour une cause évidente, elle ne les avait jamais connus ou si peu qu’elle n’en avait aucun souvenir. Plus tard, à la recherche de mes origines j’essayais de l’interroger, sans succès, malgré mes nombreuses relances... Tout ce que j’ai pu savoir c’était qu’elle était née à Grambergen, en Belgique, petit village au-dessus de Bruxelles, en Wallonie donc, près duquel je suis passé un jour en voiture en me rendant en Hollande, mais je ne m’y suis pas arrêté malgré mon désir.

    Son père s’appelait Pierre de Haeck et sa mère Pharaïlde Van Vossole, je l’ai découvert sur le livret de famille. Avec des noms comme cela je me les suis longtemps imaginés en personnages de la haute noblesse vivant dans un château avec des domestiques et tout le tralala. Plus tard, je m’aperçus que ces patronymes étaient choses courantes en Belgique et je remâchais seul ma déception de ne pas me trouver issu d’une haute lignée.

    Je n’ai jamais su de quoi étaient morts les parents de ma mère, en tous cas elle était très jeune lorsqu’elle fut confiée à un de ses oncles : Frantz, pour son éducation. Si ma mère avait le même tempérament à l’époque que celui que j’ai toujours connu d’elle je pense que l’oncle Frantz n’a pas du s’amuser tous les jours. Les confidences que j’obtins de ma mère sur cette partie de sa vie, furent ceux de coups journellement répétés qui la laissaient prostrée. L’école néant, les corvées toujours, mais ce sont les coups qui revenaient le plus fréquemment dans sa bouche, au détriment de tout autre souvenir.

    Quelques trente ans après, suite à des recherches effectuées par mon père, les retrouvailles avec sa famille purent avoir lieu, d’abord avec sa sœur, qui la croyait morte, et qui ne m’a pas plus éclairée que ma mère sur ses parents, ne les ayant jamais évoqués avec sa sœur devant moi. Nous avons également rencontré ce fameux oncle Frantz que je me représentais comme un monstre, mais qui se trouvait être un bon père de famille habitant auprès de Gand, en Flandres, ce qui expliquait que ma mère ne parlait pas français. Il vivait dans une maison belge classique, petite et remplie de décorations en cuivre martelé et sentant le tabac blond et la Gueuse Lambic. Retrouvailles un peu gênées malgré tout, nous n’y sommes restés que quelques heures; lorsque ma mère trouvait beau un objet, l’oncle Frantz aussitôt le décrochait du mur pour lui offrir, si bien qu’à la fin ma mère ne disait plus rien..... Compensation... ? Regrets. ? Nous ne saurons plus jamais ce que tout ce monde pensait à ce moment là car depuis tous les acteurs sont passés de l’autre côté du voile.

    Ces coups que j’ai reçus très tard encore, mon père y ajoutant souvent les siens, lorsque la boisson le gagnait, s’expliquait donc par « l’éducation » qu’elle-même avait reçue, elle ne faisait que reproduire ce qu’elle avait subi.

    C’est vrai qu’aujourd’hui le récit des parents condamnés pour mauvais traitements aux enfants soulève le cœur d’indignation. Sans les excuser, il me vient la pensée de me demander parfois de quelle façon s’est passée leur jeunesse...

    Il y a malgré tout encore une zone d’ombre que je n’ai jamais pu éclaircir et sur laquelle j’ai beaucoup réfléchi: c’est comment ma mère à 20 ans a pu se retrouver en Allemagne ou mon père qui était alors prisonnier, mais travailleur volontaire dans une usine, l’a rencontrée?

     

    Rien n’a jamais transpiré dans leurs propos, seuls quelques bribes de phrases quand ils se frappaient auraient pu éventuellement m’éclairer, mais quel crédit accorder à ce qui est dit sous l’emprise de la colère ? Je me suis toujours intuitivement convaincu que ma mère, fuyant les coups de son oncle, peut-être même davantage, avait, plus ou moins de son plein gré, rejoint les vainqueurs allemands qui recherchaient des femmes afin de satisfaire “le repos du guerrier”.Ce qui expliquerait les 20 années de “Sale pute” que ma mère recevait plusieurs fois la semaine, ainsi que son aversion pour tout acte charnel amoureux, en ayant été dégoûtée pour le restant de sa vie.

    Je ne me souviens pas que m’a mère m’ait une seule fois embrassé. Plus tard en voyant des scènes de baisers un peu longs à la télé, elle détournait systématiquement la tête avec une grimace de dégoût et un marmonnement de réprobation.

    J’ai dormi pendant près de 12 ans dans la même chambre que mes parents et ai assisté sans qu’ils s’en aperçoivent à de nombreux ébats : toujours identiques, toujours refusés, toujours sans amour, et j’ai compris plus tard, pourquoi, assez rapidement, mon père avait commencé à boire et pourquoi la photo de mariage sur le buffet était déchirée et recollée avec un papier adhésif qui avait fini par laisser une trace jaune entre les deux, comme un mur de la honte.

    En ce qui concerne la jeunesse de mon père, les choses n’étaient pas beaucoup plus simples: je me souviens, même tout petit, avoir souvent vu un grand monsieur émacié à la moustache blanche qui nous tenait souvent compagnie, je ne pouvais pas le relier à quelqu’un de la famille puisque mon père l’appelait Francis et ne l’embrassait pas. Quant à ma grand-mère dont on ne parlait jamais, je ne l’avais donc vue qu’une seule fois dans des circonstances assez étranges pour un petit garçon de mon age...

    Comme je l’ai su plus tard, mon grand-père paternel était mort alors que mon père devait être encore jeune. Il tenait une coutellerie réputée à Laval, dans la Grande Rue, alors quartier des commerçants. La coutellerie Barbet était incontournable pour toute personne qui souhaitait acquérir ménagères, couteaux professionnels et tous autres objets de luxe en or, argent et faïences; les couteaux gravés Barbet sur leur lame, étant une garantie de qualité. Je pense qu’à cette époque les couteliers fabriquaient eux-mêmes leurs couteaux et je crois que mon grand-père devait employer plusieurs ouvriers. Je n’ai jamais connu les circonstances de son décès, toujours est-il que ma grand-mère s’était retrouvée avec deux enfants d’une dizaine d’années, un magasin, et un atelier à gérer.

    Deux enfants car mon père: Pierre avait un jumeau: Auguste. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau et ceci jusqu’à la fin : même embonpoint, même calvitie... Il s’agissait de vrais jumeaux qui ont vécus ensemble longtemps et subis ensemble les mêmes évènements; Ils n’ont jamais vraiment été séparés, et malgré les apparences, ont toujours conservés le lien très fort qui les unissait, avec les conséquences dramatiques finales dont je vous parlerais.

    Donc ma grand-mère se vit rapidement dans l’obligation de se remarier, avec quelqu’un du métier pour faire fonctionner son commerce. Pensant à l’avenir ou n’ayant aucun goût pour les enfants, et pour l’avoir connue quelques années je pense que c’est cette seconde hypothèse qui semble la plus juste. Elle envoya les deux jumeaux en pension, à 600 km de là, dans une école professionnelle, à Thiers, précisément, capitale de la coutellerie. Nos deux garçons furent donc pensionnaires pendant de nombreuses années, ne revenant qu’en coup de vent, une fois par an, aux grandes vacances, pour les affaires essentielles, linge, papiers etc. J’avais encore il y a peu une photo de mon père en uniforme de l’école, et une autre de la même époque avec mon oncle, belle allure, mais certainement, caché derrière ce front haut qui présageait une calvitie précoce, un manque d’amour et de tendresse immense...

    Le remariage de ma grand-mère avec ce monsieur, veuf lui aussi, dénommé Francis Placé permit de sauver le commerce; il s’occupait seul de la fabrication, plutôt de ce qui en restait car les couteaux se fabriquaient désormais dans les usines; ma grand-mère, s’occupait de la vente. Le magasin ayant suivi le déplacement des commerces se trouvait rue de Paris, c’est à cet endroit que j’ai rencontré ma grand-mère, la seule fois en 5 ans.

    Ce jour là certainement sur les injonctions diplomatiques et pressantes répétées de Pépé Placé et de mon père, ma mère avait difficilement accepté de se rendre à l’invitation à déjeuner de ma grand-mère. Cette dernière ne nous reçu même pas dans ses appartements mais dans un coin du magasin qu’elle avait aménagé. Je crois qu’elle me lança un bref coup d’œil pour salutation.

    Autant vous dire tout de suite que le repas se termina très mal, et que nous partîmes tous les trois avec cris et larmes en cadeau. Ce dont je me souviens c’est d’une femme habillée de noir revêche et aux propos acerbes. Elle eut le toupet, même si cela partait d’un bon sentiment, de nous servir des huîtres en entrées, nous qui ne mangions que des aliments simples, et bien sur, le refus de ma mère et de moi-même de toucher à ces choses molles et visqueuses que nous ne connaissions pas déclenchèrent prise de bec et réflexions désagréables...

    Mon père revint de pension, vers 18 ans avec un diplôme de coutellerie qui ne lui servait plus à rien, car non seulement la fabrication artisanale des couteaux n’existait plus, mais le commerce de coutellerie lui-même commençait à péricliter. La guerre 39/45 débutant, mon père fut rapidement mobilisé, en même temps que mon oncle; ils furent fait prisonnier aussitôt et leur captivité commune dura cinq ans. Il travaillèrent en Allemagne tous les deux dans la même usine et furent libérés en même temps.

    Mon père rencontra ma mère là-bas et la mis enceinte ; Ils arrivèrent donc tous les trois à la gare de Laval, où les attendait ma grand-mère: Victorine Placé Barbet née Aubinière. La première rencontre, avec ma mère surtout, fut loin d’être cordiale, ma grand-mère ne s’attendant pas à l’arrivée avec ses fils, d’une étrangère inconnue, enceinte de surcroît... Selon ce que j’ai pu saisir plus tard des propos de ce premier contact, ma mère aurait été accueillie avec : “qu’est ce que c’est que ça”, « ramène là d’où elle vient! », ainsi que d’autres gracieusetés de même nature... Ce qui, avouons-le, n’était pas de nature à générer dans l’avenir des relations particulièrement amicales.

    Mon oncle rentra donc chez sa mère, quant à nos tourtereaux éconduits ils trouvèrent un logement avec dans le cœur de ma mère une haine qui n’a jamais failli jusqu’à son dernier souffle.

    Il n’était même pas envisageable d’évoquer sa belle-mère devant elle et hors de question d’accepter quoi que ce soit provenant de celle ci. Ma grand-mère, d’ailleurs ne lui ayant jamais rien proposé d’autre que de rester hors de sa vue le plus longtemps possible. Mon père ayant fait le choix de garder sa compagne, ils se marièrent dans l’intimité, s’installèrent et vécurent comme ils le purent, se passant du soutien parental.

    Heureusement Francis, que j’appelais pépé Placé a toujours été présent, plus ou moins en cachette, pour garder un petit lien familial. C’était un homme bon et doux qui m’a toujours aimé, s’amusant à me faire peur en me menaçant gentiment de sa cane au pommeau argenté quand je ne marchais pas droit. Quand je fus un peu plus grand il me baptisa “Lafleur” et lorsqu’ en retraite ils habitèrent non loin de chez nous, je ne manquais pas après l’école d’aller le saluer. Je le regardais couper le pain pour la soupe en fines lamelles d’un gros six livres tenu sous son bras, préparer son rasage en prenant un peu d’eau chaude au robinet de la cuisinière. Quand il fut alité, prélude à sa fin prochaine, c’est moi qui eut l’honneur de lui porter dans sa chambre à l’étage, son savon à barbe, sa petite tasse argentée et assisté avec son coupe choux préalablement affûté sur une lanière de cuir, au bruyant rasage de ses poils gris, récalcitrants à la coupe au menton et sous le nez. “Alors ça va Lafleur! » me lançait il, les yeux rieurs, mais notre conversation se résumait à peu de chose, sa présence me suffisait; Pour moi c’était un moment de calme et de tendresse avant le retour au logis familial.

    Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de ma grand-mère car ses relations avec moi furent quasiment nulles. Elle m’avait sans doute considéré pendant toute sa vie comme “l’enfant d’on ne sait qui”, ayant sans doute appris le passé nébuleux de ma mère. Je l’ai toujours vue derrière son comptoir qui lui servait de caisse: un petit bureau à tiroirs, que j’ai réussi in extremis à sauver de la destruction, car il prenait le chemin du dépotoir. Ma mère en ayant hérité à son décès et estimant l’avoir assez vu. Même en retraite, ma grand-mère l’avait conservé et installé près d’une fenêtre, par la force de l’habitue sans doute, elle passait ses journées assise devant à surveiller la rue.

    C’était une femme sèche, petite et trapue toujours bien habillée, avec un chignon de cheveux gris nattés qu’au matin j’avais parfois l’occasion de voir préparer. Elle défaisait ses nattes, ses longs cheveux gris descendant alors très bas sur son dos, les coiffait, et sans demander d’aide, les tressait, les enroulait, les fixait en rond à l’aide de peignes, avec de temps en temps des arrêts pour s’envoyer dans la bouche un spray destiné à soulager l’asthme dont elle souffrait.

    Quand elle s’adressait à moi, c’était généralement pour me faire des reproches, demander un service, jamais un mot gentil, un regard doux. Même plus tard, Pépé Placé étant décédé, quand je venais la voir à l’hospice où son état de santé devait la conduire, elle ne m’accordât aucune attention. Le seul cadeau qu’elle m’offrit, excepté celui de ma communion solennelle, peu de temps avant sa mort, fut un couteau multi lames, remis sans chaleur, avec moult recommandations quant à son entretien et ma sécurité.

    Ce qui fut drôle, enfin, c’est maintenant que je trouve ça drôle, c’est qu’en rentrant à la maison, tout joyeux de ce cadeau, fabuleux, et courant vite pour le montrer aux parents, j’en vins devant eux à le chercher vainement dans la poche de mon pantalon. En réfléchissant, je compris, que victime d’une envie pressante en traversant le square le long de ma route, je posais culotte dans le siège à la turque des toilettes; Le couteau si précieux avait du à ce moment glisser dans le trou destiné à un autre usage.

    Dès cet instant, traumatisé par la sévérité de cette grand-mère pas gâteau du tout, je vécus dans la crainte de chaque rencontre, paniquant à l’idée qu’elle puisse demander à voir le fameux couteau cadeau. Je ne fus délivré de cette angoisse qu’à sa mort qui heureusement survint peu de temps après.

    Cette grand-mère modèle avait eu la fabuleuse idée de mettre le produit de la vente de son fond de commerce dans une magnifique maison toute en pierre et de plusieurs étages, ce qui en soi était un bon choix, cependant, lorsqu’elle du aller avec pépé Placé en maison de retraire, elle la loua... en viager! Sympa non? Ce qui fait que tous les deux étant mort trois ans après, le nouveau propriétaire fit une affaire dont on doit encore parler dans sa famille.

    Les meubles furent répartis entre les deux frères jumeaux, ma mère ne voulant rien dû néanmoins accepter quelques meubles ainsi que quelques ménagères en argent, aux manches en corne, et d’autres objets de valeur comme de jolies pièces en argent et nombre de plats et assiettes en faïence décorées à la main...

    .. Qu’elle s’empressa de donner à droite et à gauche à la moindre occasion, refusant d’avoir sous ses yeux quelque chose qui put lui rappeler cette belle -mère tant haïe. Le petit bureau, une jolie bibliothèque, quelques couteaux disparates sont les seuls éléments que j’ai pu sauver et qui se trouvent encore ici...

    Vous pouvez imaginer, avec ce que vous connaissez maintenant, les conséquences de la rencontre entre mes parents : une sauvageonne orpheline au passé incertain, écorchée vive par une enfance difficilement supportable, et un doux orphelin de père, privé de la présence de sa mère, en quête de ce qu’il n’avait jamais eu : de l’amour et de la tendresse; le résultat de cette rencontre avec une femme incapable de lui accorder ce qu’il désirait, n’en ayant pas eu connaissance pour elle-même

    .... fut inévitablement une explosion dont les effets durèrent des années et des années. Une misère relationnelle immense, une communication basée sur les insultes et les cris, puis les coups...

    Cependant on ne m’empêchera pas de penser que malgré tout cela, mon père aimait ma mère. Les moments de tendresse, quand il l’appelait «  Marianeke » diminutif affectueux à la mode belge, moments bien rares il est vrai, bien souvent intéressés par l’obtention de la faveur du soir existaient malgré tout, et parfois ma mère s’y laissait prendre en riant. Il leur manquait en fait bien peu de choses : le mode d’emploi, qu’ils n’avaient appris ni l’un ni l’autre...

     

    Le soleil se lève derrière la maison et sa lumière vient frapper les nuages blancs qui n’attendaient que cela pour se mettre en valeur. La ligne blanche d’écume des vagues qui viennent se briser au loin sur la barrière de corail est presque continue: la houle est forte et ce sera difficile de se baigner aujourd’hui. Plus près, l’îlet blanc avec son sable immaculé couronne des cocotiers qui y vont eux aussi de leur petite larme brillante. La paix règne en ce lieu, quel luxe, quelle richesse! Quels trésors !

    Oui, tout cela m’appartient, personne ne peut m’enlever ce plaisir; je me dis alors que l’on part parfois de très loin, avec aussi quelque handicap, pour participer à la course, mais je me dis aussi : quel plaisir peut-on avoir dans ce qui s’obtient facilement? Plus la côte est dure, plus le panorama à son sommet remplit de joie l’aventureux. L’important c’est d’accepter de monter la côte, et si un éboulement nous ramène en arrière, il suffit de s’arrêter et de reprendre l’autre chemin qui se trouve à côté, qu’on n’avait pas remarqué, et qui est tellement plus facile..

    Il y a encore quelques petites choses dont je voudrais vous parler avant de franchir la barrière des 5 ans qui fut une seconde étape de ma vie : concernant mon aspect physique, j’étais un charmant petit bambin aux traits réguliers et aux cheveux dorés tirant presque sur le blanc, cheveux dont j’ai gardé la couleur assez longtemps, je crois jusqu’à 7 ou 8 ans. Seul l’aîné des enfants: Florent a hérité de cette particularité qui faisait que j’attirais à moi toutes les femmes et petites filles en désir de tendresse. Toutes craquaient pour mon gentil minois au casque doré, ce qui compensait la froideur de ma mère qui semble-t-il osait à peine me toucher et chargeait mon père quand il était là de changer mes couches... Je n’ai d’ailleurs retrouvé aucune photo ou je suis dans ses bras, c’est mon père qui s’y collait... Cependant je me rappelle des moments heureux passés en sa compagnie, par exemple lors de nos promenades dominicales pour nous rendre à l’église.

    Je crois que sa rencontre avec Dieu, lui a certainement permis de tenir, de partiellement se réconcilier avec cette humanité qui l’avait tant piétinée. Bien que je ne l’aie jamais entendue prier, elle a été fidèle au culte toute sa vie, et jusqu’à la fin n’a pas raté une messe... sauf impossibilité.

    Sa “conversion” a du se faire très tôt, car dès que j’ai pu marcher, elle m’emmenait avec elle, dès potron-minet, à la première messe de six heures de l’église St Michel, remplacée aujourd’hui par un supermarché. J’aimais ces moments où mon père dormait encore, et cette complicité que nous avions en déambulant dans les rues désertes. On montait la rue de la Cale, tournions autour de la Gerbe de Blé, puis suivions le boulevard Félix Grat qui nous faisait longer la maternité avant d’arriver à la chapelle ou quelques bigotes tenaient compagnie au moine prêtre de service. Pendant ces trajets dans la chiche clarté du soleil levant, son coté docteur Jekyl réapparaissait parfois : elle s’amusait à me faire peur en me disant de faire attention à la “houbille”, sans trop me dire de quoi il s’agissait... C’était encore plus effrayant de ne pas savoir... Un jour, elle m’expliqua que la houbille était un fantôme qui emportait les petits garçons pas sages. A partir de ce moment je fus un peu plus rassuré... Les colombes se réveillant lançaient leur chant particulier que ma mère traduisait en “paye moi un pot tonton” qui correspondait bien aux intonations et à la longueur du chant.

    Mon école maternelle se situait rue de l’abbé Angot, tout près de l’église St Vénérand ou je devais par la suite assister sans faute à la messe dominicale. La cour de récréation nous séparait de l’école des filles, située juste à côté, par un mur suffisamment haut pour ne pas les apercevoir. Je me rappelle qu’on jouait beaucoup au tour de France. On courait d’un mur à l’autre, en se passant le cache nez autour du cou, sous les bras en l’attachant dans le dos, pour imiter les champions de l’époque qui portaient leurs pneus de rechange de cette façon. Nos idoles se nommaient “Coppi, Bartali, Robic”. J’ai des bons souvenirs de cette période ou je découvrais un monde nouveau, ma soif d’apprendre était déjà là, même si cela s’est gâté par la suite.

    La petite classe était située à gauche du portail d’entrée, mon seul souvenir de cette première année de maternelle fut celui des travaux pratiques, qui consistaient à faire avec une épingle des petits trous rapprochés autour d’un cercle tracé sur du papier afin d’y découper facilement un joli rond. La classe des plus grands se trouvait au fond de la cour, de grandes baies vitrées apportant la clarté. L’année suivante, j’y faisais donc mon entrée : J’étais au premier rang avec devant moi le tableau noir traditionnel masquant en partie la carte de France colorée et une représentation de la “chèvre de monsieur Seguin dessinée sur un grand carton.

    Le réfectoire se trouvait dans l’entrée, où se situait également le vestiaire, on y installait des tables pour le déjeuner et on mangeait au milieu des vêtements. Nous devions tous porter une cape bleu- marine et un béret de même couleur, ce qui occasionna quelques tracas financiers à ma mère. Les vêtements étaient accrochés aux porte- manteaux sur lesquels figurait le prénom de chaque élève. Je suppose qu’à cette époque, juste après la guerre, la cantine était gratuite, car tous y mangeaient, et mes parents n’auraient certainement pas pu la payer.

    Bien sur, je découvrais des saveurs nouvelles, moi pour qui la tranche de jambon était un plat de luxe et dont l’ordinaire oscillait entre pâtes ou nouilles, il me fallut m’adapter à cette nourriture, inconnue pour l’essentiel... Dans l’ensemble tout bien passé sauf pour..... Les tomates crues. C’était la première fois que j’y goûtais mais la personne chargée de la distribution n’en tenait pas compte et servait à tout le monde la même quantité. A cette époque la nourriture était précieuse et le gaspillage impensable. N’étant pas habitué à ce goût nouveau je dus faire la grimace, et ne pouvant finir, je fis l’objet de toutes les attentions de la responsable qui ne me lâcha pas jusqu’à ce que je vomisse dans mon assiette ce qui me dispensa bien entendu de la terminer.

    Cependant le problème se trouvait ailleurs, en fait dans la répétition des menus, car, à partir de ce jour je savais que chaque semaine, tous les mercredis midi, il me faudrait ingurgiter cet horrible fruit rouge. Quelquefois, quand ce n’était pas ma tourmenteuse qui servait, ou les rares fois où elle relâchait son attention, je pouvais en passer aux voisins, mais pas tout. Il fallait, entre deux hoquets avaler ce qui me rendait malade. Pendant un an ce fut une hantise et, même longtemps après, dans les cantines d’école ou de garderies où je devais déjeuner, je voyais arriver avec appréhension ces rondelles rouges tant abhorrées.

    Le résultat en est qu’aujourd’hui, la seule chose que je ne peux vraiment pas manger ce sont... bien sûr les tomates crues. Alors, s’il y a des parents qui me lisent, et si personnellement vous n’avez jamais connu cette situation, croyez-moi, je vous parle en connaisseur: si vous pensez avoir des enfants quelque peu difficiles, surtout ne les forcez pas. Laissez les apprivoiser la nourriture, à l’age adulte les goûts changent mais il faut leur laisser une chance de prendre plaisir un jour à manger ce qu’ils refusent aujourd’hui...

    Il y avait également une cérémonie qui me ravissait: il s’agissait de la récolte des fruits du grand tilleul qui garnissait la cour : les échelles, l’agitation, les odeurs, les maîtresses aux joues rouges avec leur panier d’osier remplis de feuilles odorantes... on nous en donnait un peu et tout cela avait un air de fraîcheur, de beau temps, de nature...

    Nous participions également à la fête de la jeunesse. Toutes les écoles du département, laïques bien sur, car on ne se mélangeait pas, étaient conviées à ces mouvements d’ensemble qui se déroulaient sur une vaste pelouse, devant les tribunes de l’hippodrome réquisitionné pour l’occasion. Pour cela chaque école se fabriquait un déguisement. Cette année là notre classe était en marin: uniforme blanc et casquette d’officier

    Les mouvements d’ensemble étaient précédés d’un défilé qui partait de la caserne Corbineau, à l’ouest de Laval, pour arriver à la place de la Préfecture où des cars nous emmenaient ensuite à l’hippodrome. Je dus à mon joli minois d’ouvrir l’immense défilé en tenant la main d’une jolie petite fille de l’école d’à côté: Jacqueline. Inutile de dire que mes parents n’étaient pas peu fiers, quant à moi je me redressais de toute ma petite taille pour mériter l’honneur qui m’était accordé.

    Cette petite fille à qui je tenais la main fut la première à faire battre mon petit cœur d’enfant. La fête terminée, en allant et revenant de l’école, passant chaque fois devant chez elle, j’essayais de l’apercevoir à sa fenêtre du premier étage ; hélas je n’eus pas l’occasion d’approfondir cette primaventure, la demoiselle ne sortant pas de son repaire.......

    La rue St Nicolas se trouvait séparée en deux parties presque égales par la rue de la cale; de l’autre côté de la rue habitaient les “infréquentables” qui nous étaient présentés comme des voyous, mal élevés, malhonnêtes et que nous ne devions à aucun prix approcher. J’avoue que cette discrimination dans la misère ne me convenait pas, c’était une histoire d’adulte. Un jour une petite fille de la rue d’à côté osa franchir la frontière en m’apercevant jouer sur les marches, elle vint s’asseoir auprès de moi et me dit, je m’en souviens encore : “Dis, est ce que je peux jouer avec toi? » Ce que j’acceptais volontiers. Hélas un voisin nous avait vus ensemble et le soir même j’avais droit à la “rodée” comme disait ma mère ; responsable d’avoir attiré la misère dans notre quartier. J’avais bien sur interdiction formelle de revoir cette petite. Un peu plus tard, en cachette, transgressant les interdits, je me suis rendu dans le repaire des brigands, pour découvrir des garçons et filles comme moi ; nous avons parlé, ils me firent entrer chez eux, c’est vrai que c’était un taudis : plus pauvre que pauvre, ça existait...

    Je crois que c’est de cette période que mon aversion pour les discriminations de toutes sortes, qui devait se cacher en moi, s’est révélée. Plus tard mettant en pratique ce sentiment antiségrégationniste, je militais longuement dans des associations de défense des droits de l’homme... Une nouvelle fois, l’idée avait précédé l’action...

     

     

     

     

    SUITE DE "QUENTIN ET LES SUIVANTS"

     

     

    Mon père m’emmenait souvent avec lui quand il sortait seul le dimanche, je devais avoir quatre ou cinq ans quand je l’accompagnais à un concours de boules qui se déroulait au jardin de la Perrine. Ce jardin était et reste encore un endroit fabuleux, entourant l’imposant vieux château de Laval et superbement entretenu, avec des massifs de fleurs un peu partout, une roseraie, une mare aux canards avec cascade, des animaux en cage disséminés dans le parc: singes aux fesses rouges, daims, boucs puants, volière agitée. C’est par la suite un endroit que je devais fréquenter assidûment.

     

    Ce dimanche là c’était la première fois que j’y allais. Pour s’y rendre il fallait continuer la rue St Nicolas, prendre la rue d’Anvers, se retrouver sur le bord de la Mayenne qu’on longeait sur un kilomètre, passer le vieux pont, puis s’enfiler sous des porches moyenâgeux et monter une bonne quinzaine de rangées d’escaliers pour se retrouver sur la petite place ou se déroulait le concours. Par un malheureux concours de circonstances, je perdis de vue mon père, et après un semblant de recherche décidai de rentrer seul, pensant qu’il m’avait abandonné. Pour ma mère quelle stupéfaction de me voir arriver seul, ne croyant pas que j’eusse été capable de me remémorer le trajet, il n’y avait pas de moyen de communication à l’époque et il n’était pas possible de prévenir mon père de mon arrivée.

    On le vit poindre quelques heures plus tard, défiguré, me prenant dans ses bras pour s’effondrer sur une chaise et pleurer comme un enfant. C’était la première fois que je voyais mon père pleurer. Aujourd’hui encore je comprends la détresse qui a du s’emparer de lui et ce qui a pu se passer dans sa tête... enlèvement, noyade ? Il avait sillonné toutes les rues alentour pour me retrouver.

    Je compris d’autant plus son tourment quand plus tard un de nos enfants échappa à notre surveillance. Je ressentis une angoisse indescriptible avant qu’un passant, au bout de 10 minutes qui me parurent longues, nous le ramène par la main. Ce jour là j’ai pensé à mon père...

    A la lecture de cette première période de ma vie, tout un chacun pourrait s’apitoyer, il ne le faudrait pas car je n’eus à aucun moment l’impression d’avoir été malheureux ou manquer de quelque chose. Ce n’est qu’après que cela est venu, quand j’eu l’age de faire des comparaisons. N’ayant connu que ce milieu, je considérais que tout était normal et savais apprécier les petites choses que je possédais. Un exemple : mes premiers cadeaux de Noël pourraient paraître ridicules aujourd’hui. Je me souviens de mes chaussures alignées devant une maigre branche de sapin ornée d’une seule guirlande. Elles se tenaient près des chaussures de mes parents. Malgré ce dénuement tout cela me donnait la même angoisse du lendemain sur l’éventuel passage du Père Noël en fonction de mes mérites, que lors des années plus florissantes qui ont suivies. Quant au matin je sortais du lit pour trouver, toujours la même chose il est vrai, mais quand même: une belle grosse orange bien brillante et deux croquettes en chocolat, la même chose que ce que mes parents avaient dans leurs chaussures, j’éprouvais la même joie que plus tard avec des jouets plus conséquents.

     

    Par contre il est vrai que cette période de première enfance fut pour moi, comme elle l’est pour tout le monde d’ailleurs, déterminante pour ma vie d’adulte. Les événements importants qui ont jalonnés ces cinq premières années se sont avérés des motivations d’actions dans le futur et également des traits formateurs de caractère. Ce qui revient à dire que je suis persuadé que nous avons toujours les « bonnes situations » et « bons parents » quoi qu’on en dise. Ils sont les révélateurs de ce qui nous est nécessaire de mettre en valeur en notre âme afin de réussir les expériences de notre vie. On peut également dire, si les incarnations successives sont admises par notre compréhension, que pendant le temps que l’on passe entre deux vies, on choisit les parents et les situations qui conviendront le mieux aux défis que l’on a choisis pour réussir notre vie;

    Il est bien certain que pour utiliser au mieux ces circonstances il est nécessaire également d’utiliser ce que l’on croit négatif comme tremplin, antidote, déclencheur, tout ce qui en soi appelle à l’action. A ce moment, c’est le plus grand moteur de la vie qui entre en marche, ce qu’on appelle le libre choix, ou le libre arbitre, car on a toujours le choix. Toujours... soit on n’agit pas, on laisse mourir la motivation, et la vie devient une épreuve que l’on subit, un lieu de combat continuel ou nous avons l’impression de faire du sur place, d’avoir toute les forces de l’univers liguées contre soi; ou alors on accepte la situation avec comme arme absolue la confiance. Il suffit de savoir écouter la petite voix ou plutôt la sensation à l’intérieur de nous qui nous dit : oui c’est bon, vas y.

    Pour ne pas être dans notre futur des vieux “tamalous”pleurnichards et pleins de regrets, il faut actionner ce moteur que nous avons en nous et qui doit être mis en marche par les circonstances de la vie qui nous sont présentées dès la plus tendre enfance. Bien sur, plus tard, les mêmes invitations à l’action se représentent, mais ce sont les premières mesures de la musique qui sont les plus fortes car notre jeune esprit est vierge, pas encore empli par toutes les idées que les adultes “qui savent”vont s’efforcer d’y mettre. Plus la prise de conscience sera forte plus la mise en oeuvre en sera facilitée. Ainsi, les hommes qui ont “réussi” leur vie, et quand je dis réussi je ne parle pas de réussite sociale, mais de ceux qui ont trouvé la paix et l’unité avec l’Esprit en eux, se sont trouvés confrontés à de rudes défis à relever; mais ils étaient néanmoins capables de les affronter puisque ce sont eux-mêmes qui les avaient déterminés.

    Lorsque bien plus tard, des « révélations », sous forme de flash d’une extrême rapidité, pendant lesquels toutes les réponses aux questions du moment parviennent, commencèrent à m’ébranler, il en fut une, où pendant ce bref instant de grâce, je compris que tout ce qui m’était arrivé depuis ma naissance avait un sens, était cohérent. TOUT « se tenait ». Ce moment justifia et effaça tout ce que j’avais eu précédemment l’impression de subir. C’est à partir de cet instant que je remplaçais dans mon esprit les mots de souffrances, épreuves, difficultés, par le mot « expériences ».

    Nous ne sommes pas sur cette terre pour subir notre vie, mais pour la maîtriser, la diriger, dans le sens des défis que nous avons mis en place avant notre naissance. Les seules véritables difficultés que nous rencontrons proviennent en fait des chemins d’expériences dans lesquels nous nous sommes fourvoyés. Il n’y a rien à regretter de nos marches difficiles en ces terrains glissants, car ils font partie de l’expérience, de ce qui nous est nécessaire pour comprendre que nous faisons fausse route, mais nous avons le choix... Plus nous resterons statiques, sans agir, plus l’instabilité du terrain nous déséquilibrera. L’entêtement, l’acceptation des souffrances comme étant normales, le refus de changer de voie entraînent inévitablement la souffrance et plus encore : la transition. Les défis n’ont pu être relevés, le libre arbitre n’a pas été utilisé ainsi qu’il eut fallu... retour à la case départ.

    Si les événements de la première enfance se révèlent comme des marqueurs, des déterminants, des vérifications de l’œuvre qui sera à réaliser, toute l’adolescence servira de confrontation, de lutte, d’apprentissage à la réalisation des expériences, c’est une douloureuse période ou l’esprit et la chair s’affrontent, la chair qui s’éveille, les émotions fortes, les tabous, la connaissance du monde qui nous manoeuvre, la remise en cause. Plus tard, après tous ces combats, arrivent l’abdication, le vide, la place préparée à l’action, mais à ceci nous y viendrons...

     


     

    Une charrette en bois tirée par deux énormes bœufs monte difficilement la rude côte qui monte à Sofaïa: la source guérisseuse de la peau ou jour et nuit les Guadeloupéens se douchent longuement afin de soigner leurs maux. Les bœufs, peinent, soufflent et renâclent. Un des deux conducteurs debout, le fouet en l’air, les encourage de la voix en créole, le fouet claque au-dessus des masses de muscles que l’on sent tendues à l’extrême, la bave blanchâtre dégouline en continu de leur museau, la sueur coule sur les jarrets du blond, le plus foncé peine encore plus et dérive à droite, ramené en ligne par un juron puissant et un coup de fouet bien placé.

    C’est l’entraînement pour le concours des « bœufs tirants », un rassemblement d’un certain nombre de paires de bœufs, classés par catégorie de poids; chaque équipage étant chronométré sur un parcours dans une campagne avec de préférence une énorme côte bien grasse, et c’est le meilleur temps qui remporte le concours. C’est impressionnant de voir ces masses de plus d’une tonne s’acharner à tirer la charrette lestée d’un bon poids jusqu’en haut du promontoire devant la foule gesticulante, suante et crachante, les odeurs fauves des bœufs, leur souffrance, les coups de fouets, attisant l’excitation qui se calme au moment de l’abandon car bien souvent les énormes bœufs ne peuvent atteindre le sommet.

    Le conducteur stoppe, laisse les animaux souffler un peu et redémarre au pas, en rajustant son chapeau de paille.

     

    En ce matin de janvier, le soleil se montre tendre, toute la vie affleure à la surface de chaque chose, quémandant un encore, pour durer à jamais.

     


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     CHAPITRE 2
     

    CHAPITRE II

     

     

     

    Ainsi que je l’évoquais, des modifications importantes dans ma vie se déclenchèrent parallèlement à la naissance de mon frère Michel, en 1951.

    J’avais cinq ans et je me rendais bien compte que ma mère prenait de l’embonpoint, mais sa réserve naturellement farouche sur les questions sexuelles lui interdisait de m’en parler. C’est seulement à la fin de sa grossesse qu’elle m’annonça qu’on allait, il s’agissait de sa terminologie habituelle, « m’acheter » un petit frère. Pourquoi un petit frère et pas une petite sœur? Je n’en savais rien, mais il semblait que pour elle il n’y eut aucun doute.

    Comme pour ma naissance, était-ce une question d’économie ou une habitude dans les familles, elle devait accoucher à son domicile. La confiance dans la prestation médicalisée de la maternité, pourtant pour nous, toute proche car située derrière le pâté de maisons, n’était pas encore généralisée ni arrivée à la béatitude qu’elle génère aujourd’hui. Cette confiance qui lui permet dorénavant, par élus interposés, de s’approprier un pouvoir qui va bien au-delà de celui qui devrait lui revenir. Etant eux-mêmes aujourd’hui décisionnaires, ils sont désormais devenus à la fois juge et partie et nous emmènent, pour la plupart en toute bonne foi, sur les chemins chaotiques du doute et de la dépendance.

    Cet aspect insolite d’une situation apparaît surtout dans nos pays latins: La domination de la médecine sur la vie politique bénéficie et se substitue à celle que le clergé possédait auparavant sur les populations.

    En effet, les masses se trouvaient déjà « conditionnées ». Les croyances et pratiques religieuses étant basées sur les mêmes principes de peur et d’ignorance que celles utilisées aujourd’hui par la médecine « officielle ».

    On peut constater que dans les pays anglo-saxons, moins sensibles aux dogmes, grâce à un culte majoritairement protestant plus libéral sur certains sujets, la médecine accepte et tolère d’autres initiatives qualifiées de parallèles.

    Dans notre pays, la médecine, et tous ses satellites, comme par exemples les groupes pharmaceutiques démesurés et les marchands de vaccins, est désormais devenue experte en manipulation des masses en utilisant la crainte de la maladie. Grâce à leur “savoir”et leur pouvoir, il leur est aujourd’hui facile de gérer à leur profit cette crainte qui représente, après ou avant la mort, c’est selon, une des grandes frayeurs de notre temps.

    Non pas que la médecine soit inutile... bien au contraire; ce qui peut se déplorer, c’est d’abord que de “serviteur” elle soit devenue “maître”, et ensuite sa farouche intolérance envers toute autre pratique de soins qui n’a pas reçu » l’imprimatur » de la médecine officielle: Soins d’autres origines, issus d’autres connaissances pourtant bien antérieures à notre médecine moderne et dont les praticiens subissent mépris et quolibets, quand il ne s’agit pas de peines plus importantes.

    Une liberté de choix plus grande existe dans les pays anglo saxons, pour les raisons que j’ai citées : pays n’ayant pas subis de “dictature cléricale” et dont les esprits sont davantage ouverts aux expériences porteuses de progrès.

    A cette époque les médecins de famille et médecins de campagne étaient certes des personnalités qui étaient respectées, mais qui également respectaient leurs malades et leur métier, ils soignaient simplement les gens simples et leurs remèdes et traitements, tout en étant moins sophistiqués, étaient que je sache, malgré les tentatives de démontrer le contraire, largement aussi efficaces que ceux d’aujourd’hui.

    Aux premières contractions, on disait “les douleurs”, on m’expédia donc, c’était le 30 août, chez ma grand-mère qui avait accepté de me recevoir pour une nuit. Je devais dormir avec mon oncle Auguste: il n’y avait pas d’autre lit disponible.

    Mon oncle était le sosie parfait de mon père, il avait cependant, par les jeux subtils de la nature, hérité d’une santé fragile et d’un caractère mélancolique. Toute sa vie, il a été le dominé, et mon père le dominant. Chaque velléité de mon oncle de tenter d’élever la voix était immédiatement contrée par mon père lors de leurs discussions chamaillantes, ce qui d’ailleurs le laissait, semble-t-il, indifférent. Mon oncle était doux, gentil, timide et préparait ; chez sa mère, avec grand enthousiasme son diplôme de vieux garçon.

    Il avait néanmoins trouvé du travail chez Borel, une usine aéronautique Allemande qui, arrêtée pendant la guerre pour les raisons que l’on devine, fut reconvertie en usine de fabrication de pièces automobiles sous le nom de SCOMAM. A cette époque où l’économie redémarrait, il lui fut facile d’aider mon père à y travailler. Ils se retrouvèrent donc ensemble, dans la même cage vitrée au milieu de l’usine dans le fracas des presses immenses et les étincelles de l’atelier de soudage, ceci je le vis plus tard alors que j’y travaillais également, au cours de mon premier emploi.

    Le travail de pointeau consistait à donner l’ouvrage à effectuer aux ouvriers par l’intermédiaire de bons en papier, établis en fonction du minutage nécessaire à la fabrication d’un certain nombre de pièces et des commandes en cours. Les pointeaux recueillaient ces bons le travail fini, les rassemblaient, les comptaient, les vérifiaient.

    C’était pour les ouvriers un travail à la tache avec néanmoins un salaire fixe mensuel; la réalisation du travail dans les temps permettant l’obtention d’une prime; et cela fonctionne encore ainsi aujourd’hui

    Mon oncle occupait ses loisirs avec les “francs archers”, il s’agissait d’un patronage, un des nombreux, dirigés par le clergé et qui occupaient une grande partie la vie sociale et récréative de la ville. Les” franzarch’ “comme on disait, bénéficiaient d’une école tenue par les jésuites; ma mère les appelait en souriant les frères “quat’bras”car ils avaient sur chaque épaule une espèce de manche rajoutée à leur soutane et qui volait au vent, donnant l’impression de bras supplémentaires.

    Parmi leurs activités dans l’enceinte du grand espace du boulevard Félix Grat qui leur appartenait on pouvait citer: un cinéma que je fréquentais souvent par la suite, une garderie ou je devais passer mes jeudis, une colonie de vacance près de St Malo ou j’ai eu la chance de pouvoir me rendre une fois, des terrains de foot, de basket, etc... Etc... .

    Mon oncle faisait partie de la fanfare, de la clique comme on disait alors; en fait, il jouait de la grosse caisse ce qui ne nécessitait pas d’importantes connaissances musicales... Je le vis souvent, bien mis dans son uniforme blanc et sa casquette bleue, frapper en cadence d’un mouvement montant et descendant ce gros cercle de fer tendu de peau qu’il promenait sur son ventre.

    Au cours de cette activité, il survint une anecdote sur un évènement que je ne vis point mais qui faisait l’hilarité de mon père à chaque fois qu’il la racontait:

    En pleine fête de Jeanne d’arc, qui était alors une fête religieuse et laïque très prisée, passant devant les personnalités, ecclésiastiques et civile de la ville, dont le préfet, réparties sur une estrade en face de la statue de Ste Jeanne, mon oncle, emportée par sa timidité, son enthousiasme et sa volonté de bien faire, mis tellement de cœur à l’ouvrage qu’il en perça son instrument et emporté par son élan se retrouva avec le bras et le maillet de l’autre côté de celui-ci. On imagine le plaisir de la sérieuse galerie...

    Il ne me fallut, néanmoins, et cela encore très tard, ne jamais me moquer, même gentiment, de mon oncle si maladroit, larmoyant à la moindre contrariété, surtout en présence de mon père qui m’en récompensait d’une taloche et me répétait toujours ensuite : “c’est ton oncle et ton parrain”, ce qui évidemment justifiait cela. C’est ainsi que je sus qu’il était présent lors de mon baptême et je dus m’en rappeler souvent par la suite car le nombre de taloches que je reçus ne me le fit jamais rentrer dans la tête...

    Le jour de la naissance de mon frère se déroulait la fête des fleurs dont j’ai déjà parlé, et je pus assister du balcon de la chambre au spectacle des fanfares, chars, reines, groupes déguisés précédés du tambour major faisant voltiger son bâton de commandement, dans une ambiance de musiques, confettis, serpentins et applaudissements. La gaîté régnait partout et tout était alors prétexte à réjouissances: Il y avait en effet du bonheur à rattraper pour effacer ces six ans de parenthèses guerrières. Il m’a été donné quelques années plus tard, de la rue cette fois ci, d’assister à une dernière fête des fleurs, et même si on n’y voyait moins bien, le contact rapproché de l’évènement fut un plaisir sans commune mesure avec ma vue balconesque de ce jour.

    Dans l’après midi, mon père vint me chercher, et aux conciliabules de couloirs, je compris que “ la chose “ était arrivée.

    Chemin faisant, mon père m’appris donc la nouvelle: qu’une bouche à nourrir supplémentaire s’était invitée, et pour eux ce n’était pas réjouissant car le salaire de pointeau n’était guère plus élevé que l’ancien, cependant pour mon père la place était stable et plus valorisante que le balayage auquel il s’astreignait dans son emploi précédent.

    Mon oncle est resté toute sa vie pointeau, jusqu’à sa retraite dans sa cage en verre, mon père par contre, disposant d’une force de caractère un peu supérieure, réussit, en suivant les cours du soir, à décrocher son CAP d’aide comptable qui le fit illico grimper d’un étage, au-dessus des ateliers, et effectuer sa “carrière” dans les bureaux, fonction qu’il occupa également jusqu’à sa retraite.

    Je le revois encore le jour des résultats du CAP arrivant joyeux à la maison et montrant à ma mère sa “récompense”: une belle médaille en bronze sur laquelle était gravé son nom, la date et la mention de sa réussite. Il apportait également un livre de cuisine illustré qu’il avait choisi dans les lots distribués en fonction des notes, afin de faire plaisir à ma mère... livre dont ma mère ne se servit jamais d’ailleurs, jugeant les recettes un peu complexes. Pour l’avoir feuilleté plus tard je me suis dis aussi que les recettes des oursins, du faisan et du sanglier grand veneur, largement illustrées de grandes photos en couleurs n’étaient peut-être pas adaptés à notre train de vie...

    En arrivant je découvris donc dans les bras de ma mère dont il mangeait goulûment la poitrine abondante, ce têtard rougeoyant qui allait à présent prendre ma place...

    En fait, je me trompais, il ne faut pas dire que je n’en fus pas jaloux, ce serait mentir, mais l’arrivée de ce frère, dans des circonstances légèrement plus favorables que ma propre naissance eut le mérite de déclencher chez ma mère la fibre maternelle qu’elle n’avait jamais manifestée avec moi. De ceci j’eus largement l’occasion d’en profiter et ce fut une grande satisfaction...

    Loin de se terminer, les querelles entre mes parents, après la trêve de la naissance redoublèrent de plus belle et devinrent de plus en plus violentes. Ma mère, habituellement muette et boudeuse devant les cris paternels, avait décidé de répliquer. Je vis donc apparaître un nouveau vocabulaire d’insultes dont la principale fut “maquereau» Je compris bien plus tard qu’il ne s’agissait pas du poisson mais comme étant la juste réplique, pour ma mère à ces“putain” que mon père lui distribuait si généreusement.

    Par contre il fut une série qui cessa dans le vocabulaire des “mots doux” de mon père. La constante référence à Rudolf et sa négation de paternité à mon égard prit fin. Les “et ton fils de boche” qui ponctuaient presque toutes les disputes disparurent mystérieusement. En fait, je crois que, jusqu’à la naissance de mon frère et la certitude qu’il était capable de procréer, mon père eut toujours un doute quant à la réalité de ma filiation, malgré une ressemblance que les gens trouvaient et qui leur paraissait évidente. Dorénavant, la preuve de sa capacité paternelle effaçait quelque peu ses incertitudes. J’en fus de ce fait soulagé, car ces moments pour moi furent certainement les plus difficiles: n’étant plus le fils de mon père puisqu’il le disait, n’étant pas né du néant en même temps qu’eux? D’où pouvais-je bien venir? .... mais de Rudolf bien sur! Je l’idéalisais donc pendant quelques années.

    La fermeté de ma mère à mon égard s’effaça quelque peu, car je pense qu’elle-même, devant les incertitudes de mon père, devait douter. Elle pouvait également m’en vouloir inconsciemment d’être là, de l’avoir, par ma présence dans son ventre, involontairement obligée à suivre mon père dans un pays dont elle ne parlait ni ne comprenait le langage. Elle devait également vivre dans ce pays d’accueil dans un dénuement certain et de plus détestée de la mère de son mari, cet ensemble de facteurs n’amenant pas la sérénité.

    J’avais malgré tout dans cette adversité des alliés de circonstance selon un processus qui s’installa dans ma vie et dure encore aujourd’hui : c’est d’avoir des amis qui m’aiment et me soutiennent; par contre mes ennemis me détestent sans que je sache trop pourquoi, sans doute pour la même raison mais inverse que celle de mes amis. Il semble que même tout petit, il m’était donné de déclencher des sentiments exacerbés chez les personnes que je fréquentais.

    Je me souviens entre autre de Mademoiselle Berthe qui habitait à quelques pas dans la rue, que j’appelais “bêté” depuis tout petit et qui me vouait un amour de vieille fille particulièrement intense. Elle se trouvait souvent là pour dissuader ma mère de remplir mon assiette de vermicelle au kub. J‘avais fini par détester cette soupe et répugnais à la terminer malgré la taloche maternelle et les promesses de “rodée” à suivre. Dans mes défenseurs figuraient aussi le pépé Placé et ma cousine dont je vous parlerais plus tard.

    Je me demande encore aujourd’hui si j’étais vraiment cet enfant si turbulent qui méritait ces coups et punitions? ... quelles bêtises pouvais- je donc faire pour mériter cela? Je dois dire que je ne m’en souviens pas. Je me suis bien plus tard posé les mêmes questions en déclenchant par mes paroles, en particulier auprès des personnes disposant sur moi d’une autorité de circonstance, les mêmes réactions que celles manifestées par mes parents dans mon enfance. Sans doute, mes propos sans méchanceté mais néanmoins sans réserve manifestaient une forme de résistance, de réflexe face aux évènements douloureux que j’avais du subir et cela se traduisait par ce langage à l’emporte pièce, seul moyen pour moi de revendiquer mon espace. Ces propos plaisaient aux uns par leur franchise et spontanéité et déplaisaient aux autres pour les mêmes raisons... De toute façon, j’ai assumé cette manière d’être un peu brutale dans mes attitudes, qui m’a certes beaucoup desservie de nombreuses fois, mais qui s’est avérée fort utile dans des circonstances importantes, au moment de mes “grands choix” de vie.

    Ma grand-mère devait d’ailleurs se ranger dans la catégorie des mécontents, compte tenu de son attitude à mon égard... En triant dans les vieilles photos pour illustrer ce récit, je suis tombé sur la seule carte postale que m’ai envoyé ladite grand-mère, ou devrais-je l’appeler “mère-grand” en référence au loup de la fable? Je vais essayer de vous décrire cette carte, car elle me semble assez significative. Il s’agissait d’une carte expédiée le 31 mars 1959, j’avais donc 13 ans et ma grand-mère était à la fin de sa vie; C’était une carte de 1er avril décorée de pétunias multicolores entourant un poisson bulleur dessiné sur un parchemin. Dans le bas du parchemin, une citation poétique disait :“Par ce poisson j’envoie mon amour, en retour j’attends le vôtre? » Cette brave grand-mère avait rageusement rayé au stylo bleu les mots “amour” et “le vôtre” pour les remplacer par “de mauvaises notes et “démenti”, ce qui donnait : Par un poisson j’envoie de mauvaises notes. En retour j’attends un démenti”, au dos de la carte, dans la partie réservée à la correspondance figurait un affectueux “prouve-le!” Signé mémé. Peut-être qu’après tout elle avait le sens de l’humour en m’envoyant cette carte le 1er avril. ?. Mais je ne le pense pas vraiment...

    Le cœur un peu lourd malgré tout de tous ces souvenirs, je décidais d’arrêter là et de rejoindre le quatrième de mes fils, Benjamin qui habite avec moi pour l’instant. Rentré plus tôt de son travail il était parti pêcher sur la jetée du port de Sainte Rose, lieu de mon habitation. Au long de ces trois kilomètres pour le rejoindre, je me pris à penser que mes enfants, au moins, n’avaient pas eu à subir cela de la part de leurs grands-parents : ma mère en vieillissant, malgré qu’elle ne fut pas une grand-mère modèle et affichait des préférences, avait quand même manifesté, sinon de l’amour, au moins un peu d’attention et d’écoute envers ses petits enfants. Je crois que le peu de temps que mon père les ait connus a été empreint d’affection. Il était encore, à l’époque, coutumier de ces accès de colère soudains et momentanés qui affaiblissaient son cœur et nous laissaient malgré tout pantois. Ceci faisait dire à mon épouse lorsque fatigué d’une journée de travail je devais faire le “gendarme “ en rentrant à la maison et élever la voix “on dirait ton père» Elle savait que cette réflexion me toucherait. Non je n’étais pas mon père car je ne l’ai jamais insultée ni battue; mais peut-être me restait-il quelque chose de lui dans ma façon de gronder les enfants? Sans doute...

    Benjamin se tenait sur les gros rochers qui protègent et délimitent le port, empli de bateaux de plaisance: voiliers et embarcations à moteur sur son pourtour; la partie bordant la route est réservée aux bateaux multicolores des pêcheurs; bateaux portants des noms particuliers : soit demandant la clémence divine comme « à la grâce de Dieu », « confiance en Dieu » ou affichant des relations familiales satisfaisantes comme « le bon fils », »amour filial »...

    A cette heure crépusculaire le va et vient dans la passe du port était important, les pêcheurs se dépêchant avant la nuit de vaquer à leurs occupations. Ben avait pris quelques gorettes et un poisson coffre qui se gonfle dès qu’il se sent en danger, imitant en cela les humains... Je regardais la mer, légèrement houleuse caressant les rochers de la digue, trois pélicans, fâchés de nous voir occuper leur nichoir planait au-dessus de nous. Le soleil déclinant reflétait sur la mer par nuages interposés quelques taches de lumière. A gauche, au-delà de la ville et de son église entourée de tombeaux à damiers noirs et blancs, les premiers contreforts du massif de la soufrière, dont les sommets s’emmitouflaient dans une brume bleutée, s’apprêtaient à disparaître. Plus loin le long le la côte, l’îlet dénommé “tête à l’Anglais”, en référence aux guerres coloniales et sa ressemblance à la forme du casque britannique, fonçait sa verdure; plus loin encore, se découpant nettement sur l’horizon, l’île de Montserrat et son volcan cracheur de fumée résistait à la chute du jour. J’étais là, caressé par la brise tiède du soir, à contempler ce tableau qui me ravivait, quand, dans la tache de lumière qui éclairait la mer devant Montserrat la pluie se mit à tomber. En quelques instants, un voile d’eau lumineux cachait l’île, uniquement l’île. C’était saisissant, beau et significatif pour moi, que ce voile de lumière cachant ce volcan si dangereux...

    La rue St Nicolas conservait de son passé moyenâgeux quelques demeures anciennes qui avaient du servir d’échoppes dans ces temps reculés. Leurs particularités faisaient qu’on y accédait en descendant plusieurs marches abruptes pour se retrouver à l’intérieur avec la rue à hauteur du regard.

    La première maison, en sortant à droite, juste après l’atelier de mécanique qui nous saoulait de bruits aigus une partie de la journée, davantage en été car la porte de derrière donnant sur notre cour était ouverte, était de celles là. Cette demeure se trouvait occupée par madame Lepage, c’était le nom que lui donnait tout le monde et jamais je n’aurais pu imaginer qu’il y eu un homme à vivre avec elle; cependant il y en avait un. Je ne le vis qu’une seule fois, avant son décès qui intervint quelques temps plus tard et qui me marqua par le fait que l’on du descendre le cercueil par la fenêtre du premier étage, les escaliers abrupts étant trop exigus pour y satisfaire.

    Cette dame pratiquait le métier de couturière à domicile et ma mère s’y rendait parfois pour y discuter... Les discussions n’avaient pas lieu devant la traditionnelle tasse de café, car Madame Lepage était trop occupée à son ouvrage pour pouvoir s’arrêter. Je l’ai toujours vu travailler, unie à sa machine à coudre à pédale Singer, actionnée par un mouvement de va et vient des pieds sur un socle entraînant une poulie... J’adorais ces moments : Tout était propre chez elle, mais dans un joyeux désordre de tissus de toutes sortes, et il y avait une odeur indéfinissable de tissus coupés, de naphtaline... ça sentait le propre. J’admirais avec quelle dextérité elle emmenait les morceaux surfilés à se joindre et j’aurais pu passer des heures à la regarder. Il émanait de cette personne de nature grande et maigre, une sorte de sérénité qui me remplissait d’aise. Mais de mari... point.

    Il m’a été cependant permis d’en faire la connaissance, mais ceci se trouve lié à ma première année de catéchisme, au moment de ma rentrée à l’école primaire. L’école Sainte Anne, malgré son nom, était une école laïque, elle devait sa dénomination, tout simplement au fait qu’elle se situait dans le bas de la rue Sainte Anne, en face de l’hôpital et à quelque pas de mon école maternelle de la rue de l’abbé Angot, rue qui honore un grand historien mayennais... C’était une école classique avec ses bâtiments sur un étage et un grand préau sous lequel se trouvait une rangée de robinets, quelques urinoirs et cabinets munis d’une porte ne descendant pas jusqu’au sol.

    Parallèlement, je commençais mon catéchisme, au presbytère de l’église St Vénérand, sous la haute direction de “Monsieur le Curé” qui fut mon confesseur pendant toutes ces années de primaire. Qui dit catéchisme disait messe dominicale obligatoire. Chaque dimanche matin, les candidats à la communion « privée » dont je faisais partie, se rassemblaient devant une petite porte située sur le côté de l’église, en rang par deux et sous la surveillance de la vielle fille acariâtre de service, afin d’assister à la cérémonie. Nous étions parqués du coté gauche du cœur et aux premières loges, sans avoir de contacts avec les fidèles qui se trouvaient en face de celui-ci...

    Ce qui m’impressionnait le plus, hormis l’encens qui devait par la suite me faire défaillir, c’était le Suisse..... Il arrivait légèrement avant le prêtre et les enfants de cœur de rouge et blanc vêtu, faisant résonner sa hallebarde en cadence avec son pas lent, afin de signifier à tous que le silence le plus complet devait intervenir. Il était habillé de rouge, avait le droit de porter un genre de casque, alors que nous, nous devions ôter le béret, et tout son habit brillait d’une décoration brodée d’un liseré d’or sur les coutures. Je tremblais de le voir passer devant nous pendant la cérémonie, le torse en avant, marchand de son pas lent, et précédé de sa hallebarde sonnant sur les grandes dalles de pierre. Parfois, devant ce qu’il considérait comme un excès de bruit et d’agitation, il s’arrêtait devant le fautif, qu’il fustigeait du regard et tapotait trois fois sa hallebarde sur le sol pour signifier son irritation. Et tout le monde d’obtempérer en baissant la tête.

    Et puis un jour, accroché à ma mère, et ne prêtant pas attention aux passants, je la vis s’arrêter et saluer un monsieur qui ne payait pas de mine. A la question “c’est qui Maman?”J’eus la réponse... C’est Monsieur Lepage, le Suisse de St vénérand... En un instant je découvris deux personnages, ou plutôt trois... D’abord le mari de madame Lepage dont j’ignorais l’existence, ensuite ce fameux suisse qui m’impressionnait tant et enfin. , ce personnage rondouillard, sans allure, au regard fuyant, balbutiant, tête baissé, habillé sans recherche. Cela me frappa tellement que je restais à le regarder en marchant la tête tournée jusqu’à ce qu’il disparaisse....Ce fut la fin de mes illusions sur ce personnage mythique et le début de ma remise en cause de la valeur des apparences...

    Un peu plus loin, toujours en contrebas de la rue, l’épicerie- café Dellière, tenait commerce. Bien que les grands magasins comme les “Nouvelles Galeries” existaient déjà, les moyens de locomotion pour s’y rendre n’abondaient pas comme maintenant, les bus arrivèrent un peu plus tard. Cette situation faisait les affaires des commerces en tous genres qui foisonnaient dans les quartiers: Il y avait des épiceries, des boulangeries, des cafés et commerces partout, parfois à touche-touche.

    La circulation de véhicules était réduite et laissait la place libre aux piétons. Les automobiles que je pouvais apercevoir circulaient principalement un peu plus loin, sur le boulevard qui menait à Angers et à Tours. A la nuit tombée on allait voir passer les autos, avec leurs deux phares bien jaunes qui se touchaient presque mais on avait largement le temps de traverser la rue avant que ces “bolides” n’arrivent sur nous...

    Par contre, davantage de carrioles, tirées par un cheval et recouvertes d’une capote noire, circulaient dans les rues, surtout le samedi, jour de marché ou les paysans venaient vendre leur marchandise; c’était alors le ballet des ménagères, guettant le crottin qu’elles ramassaient prestement dans une bassine en fer afin de le répartir dans les potées de chrysanthèmes qui seraient fleuries pour la Toussaint.

    Les chevaux participaient également au service funéraire : recouverts d’une cape noire bordée de blanc ils tiraient en couple le corbillard ou reposait le cercueil agrémenté de couronnes mortuaires. Le percheron, lui, assurait son service de collecte des poubelles, tirant une grosse benne de métal que son maître remplissait de détritus, moins abondants qu’aujourd’hui. Ce qui m’impressionnait, c’était la façon du cheval de comprendre et d’obéir aux injonctions rudes de l’éboueur, j’avais compris avec contentement que « Ahi don » c’était pour le faire avancer et « druku » pour le faire reculer. A quelques pas, dans la rue Victor Boissel, en face de l’entrée de la maternité et derrière des grandes portes de bois, se tenait même un haras. J’eus même une fois l’occasion, avant que les portes ne se ferment, d’assister aux préliminaires de l’assaut sauvage d’un étalon sur une pouliche craintive.

    Les chevaux servaient encore beaucoup aux transports, mais cela ne devait plus durer longtemps, l’automobile commençant à revendiquer sa place...

    Je me rappelle également d'un autre personnage caractéristique du quartier : c'était une femme entre deux âges que tous appelaient familièrement "la Louise",certainement à cause du prénom qu'elle s'était donné. Cette femme parcourait les rues du quartier deux fois par semaine et achetait les peaux de lapin. Eh oui, à cette époque ou l'argent "coutait cher" tout était bon pour grapiller quelques sous. La louise, aussi longtemps que j'ai pu la voir, portait toujours la même tenue. On remarquait d'abord le béret crasseux couleur "caca d'oie" qu'elle portait en permanence sur sa tête et d'où dépassaient des cheveux rebelles tendant sur le gris. Un vieux manteau l'hiver et un genre de blouse fatigué l'été complétaient le déguisement. Elle poussait devant elle un ancien landeau bleu à quatre roues dans lequel elle déposait le résultat de ses collectes et qui ne sentait pas la rose. On l'entendait venir de loin grâce au cri caractéristique qu'elle envoyait aux quatres vents de façon quasi continuelle :

    -"Peaux d'lapins peaux, peaux d'lapins!" selon une modulation chantée qui lui était propre.

    Elle ne payait pas plus de cinq centimes ses achats mais devait se débrouiller pour les revendre un peu plus au chifonnier afin d'assurer sa survie. Il faut dire qu'à cette époque les ventes de volailles et lapins se faisaient exclusivement sur les marchées et il n'était pas envisagé de les acquérir autrement. Chacun se débrouillait ensuite pour plumer ses volailles et dépouiller les lapins, sauf les plus huppés qui s'octroyaient le service de spécialistes, dont faisait partie ma cousine.

    Chez Dellière nous allions donc acheter la nourriture. Au début du mois c’était ma mère qui s’y rendait mais à la fin du mois, c’était moi qu’on envoyait, avec une petite liste, rapporter les denrées essentielles, cependant... à crédit. Je me rappellerais toujours, au moment de payer, avec souvent d’autres clients dans la boutique, ce pourtant gentil monsieur Dellière me disant : « ça fait tant, tu as de l’argent? » Et devant ma réponse négative, il sortait un petit carnet noir de la poche de sa blouse et à l’aide du crayon perché sur son oreille y inscrivait la somme à payer. J’étais tellement mal à l’aise que cette gène devant les commerçants m’a longtemps poursuivie, et curieusement, j’ai constaté la même chose pour ma fille, Pascaline qui préfère sortir un billet pour régler ses achats plutôt que d’avoir à régler avec la monnaie de crainte qu’il lui en manque. Mystère de la transmission, du ressenti subtil? ...

    Tous les mercredis, Monsieur Dellière qui était aussi charcutier, tuait le cochon, non pas dans son magasin trop exigu mais dans sa campagne, cependant il cuisinait dans son arrière boutique, cela à moins de cent mètres de chez nous. Nous avions donc tout l’après-midi les odeurs du porc qui cuisait et cela gratuitement. Il n’était pas question pour nous d’acheter de la viande, cependant, j’allais de temps à autre accompagner mon père pour acquérir un bol de rilles: nom donné aux rillettes encore chaudes et baignant dans le jus gras, que mon père, ma mère et moi -même dégustions avec délice, mais il n’y en avait jamais assez et je restais toujours sur ma faim.

    Le café épicerie était composé de deux pièces assez petites, la première faisant épicerie, et la deuxième un peu plus grande, servait de café avec ses tables en bois et chaises de paille. Contre le mur du fond trônait un grand poêle à bois avec un four où cuisaient les grillades du mercredi. Elles étaient servies sur les tables aux clients alléchés par l’odeur. Ah! Ces grillades, comme j’en rêvais, la foule se tenait dans le bistrot qui était, comme pour les autres, le point de ralliement du quartier. La fumée des roulées, les odeurs de cidre et surtout celle des grillades reste en moi comme si c’était hier...

    Le catéchisme se déroulait donc dans la sacristie- presbytère de l’église St Vénérand, le jeudi matin, dans une petite pièce humide et obscure. Assis sur des bancs de bois nous attendions la leçon. C’était Monsieur le Curé en personne qui se chargeait de nos jeunes âmes, et nous faisait réciter ce qui composait l’essentiel de ce que nous devions savoir, c’est à dire des questions «: Qu’est ce que Dieu?” “ Qu’est ce que Marie?” Qu’est ce que l’enfer ?” Il nous faisait également apprendre les réponses correspondantes que nous devions connaître par cœur. Etait-ce une impression, mais il me semblait que le principal de notre apprentissage était basé sur la notion de faute et de péché. Il s’y ajoutait, crise des vocations oblige, le rappel habituel qui consistait, pratiquement à chaque séance à nous demander si nous ne ressentions pas une petite voix en nous qui nous demandait de nous consacrer à Dieu et d’en être le serviteur.

    Néanmoins la vie de Jésus, la description et le listage des péchés par catégorie: véniel, mortel etc. constituait le plus gros de l’heure, sans oublier parfois la projection de diapositives mettant en valeur toute la souffrance du Christ et dont nous étions assurément responsables à cause de nos péchés... si bien qu’en sortant, j’avais toujours la désagréable impression de me trouver coupable, plus coupable que moi, c’était impossible........ S’ajoutait à mon désarroi, le coté Docteur Jekill de ma mère qui, à l’occasion, ne manquait jamais, pendant cette période noire ou elle aimait me tourmenter, de me dire tous les jours et parfois plusieurs fois par jour, devant mes peccadilles, que si je recommençais, le diable viendrait me tirer par les pieds pour m’emmener en enfer.

    Imaginez l’effet conjugué de ces “tirs de bazooka” sur ce petit garçon sensible et fragilisé... : un immense sentiment de culpabilité, une peur atroce du démon que je voyais partout, et une vie longtemps gâchée par les angoisses nocturnes qui s’ensuivirent. Ce fut d’ailleurs un difficile combat à mener dans ma vie que de me libérer de ces croyances ancrées dans mon subconscient et qui me torturèrent longtemps. Comme pour les autres “expériences” il me fallut combattre, rentrer dedans, mais difficilement car là il fallait combattre l’abstrait, le concept, ce qui ne fut pas le plus aisé.

    A cette époque, il semble qu’il se trouvait établi que le meilleur moyen pour conserver les âmes dans la religion était d’inculquer aux enfants la crainte du jugement dernier. Le mot amour, n’intervenait jamais, transportant avec lui, une connotation licencieuse que nous risquions de confondre avec l’aspect sexuel: car on disait bien “faire l’amour”, il ne fallait donc pas troubler nos jeunes âmes. C’était bien là que se nichait la faute principale: le sexe... c’était le péché par excellence, et je me souviens des douloureuses séances de confession, la confesse, comme on disait. Nous devions relever dans une liste mise à notre disposition sur le prie-Dieu, les péchés dont nous nous croyions redevables, ceci dans la froideur de la chapelle, et à la faible lueur des bougies qui donnait à tout ce décor une impression de catacombes. Il fallait ensuite s’agenouiller devant le prêtre sur cette planche incommode. Après avoir tiré le rideau et à la fin de nos déballages habituels : J’ai menti, j’ai manqué la messe, j’ai juré etc... Invariablement il nous demandait «: as- tu été impur mon enfant ?” Qu’est ce qu’impur? Me demandais-je? Alors je disais oui, ce qui entraînait la question suivante «: alors qu’est ce que tu as fait?”, et là j’avais beau chercher je ne trouvais rien à redire, alors M. le curé confesseur précisait : “Au cabinet as-tu regardé tes petits camarades? Est-ce que tu t’es touché? Questions auxquels je répondais oui pour avoir la paix, pouvoir rapidement expédier ma pénitence et aller jouer avec les copains, le cœur et l’esprit cependant, pour un temps, soulagé, ...Ah ces mystères de la foi!

    Parmi les grandes joies liées à la religion se trouvait la fête Dieu annuelle. Là j’étais sur le pont de bon matin, mais encore trop tard, car tout était commencé depuis longtemps. Tous les quartiers de la ville s’y mettaient: il s’agissait de décorer les rues pour le passage des autorités ecclésiastiques, un peu comme une réplique à la “fête de la jeunesse “ qu’organisaient les laïcs. A l’aide de gabarits en bois légers de deux à trois mètres de long sur un mètre de large, conservés d’une année sur l’autre et représentant chacun un motif différent, il était tracé au sol une bande de couleur pour le passage de la procession. Chaque gabarit se trouvait empli de sciure de bois colorée ce qui représentait un long dessin de toute beauté. Par endroit, les gabarits étaient remplacés par des fleurs fraîchement coupées, en général des glaïeuls; des pétales de roses parsemaient également le passage.

    Dans les carrefours de rue adaptées, s’érigeaient en haut de quelques marches, d’imposants reposoirs, emplis de fleurs, au centre desquels un autel magnifiquement décoré, surmonté d’un crucifix ou d’une vierge dans un écrin, devait recevoir la génuflexion de l’évêque à la crosse dorée et la mitre rouge sang. En se retournant après quelques prières, il bénissait la foule. Pour ce faire il trempait le goupillon dans un récipient en cuivre, tenu à hauteur par un enfant de cœur et aspergeait vigoureusement les plus proches fidèles agenouillés.

    Le cortège, évêque en tête suivi de toute la hiérarchie, puis des élèves des écoles libres, communautés religieuses portant bannières dont les cordons se trouvaient maintenus écartées par les enfants préposés, traversait la ville, piétinant allégrement le magnifique chemin coloré en chantant des cantiques ou revenait fréquemment les “Hosanna! Hosanna !“Traditionnel.

    Tout ce monde passé, je regardais avec tristesse cette beauté piétinée et recueillais pour maman, un morceau de fleur rescapé. Ah quelles étaient belles ces fêtes Dieu!

    Ces grandes processions de l’époque pour merveilleuses qu’elles furent, avaient également pour objectif de démontrer la magnificence mais aussi la puissance de l’église catholique. Depuis des siècles l’église détenait le pouvoir, non seulement spirituel mais également politique par procuration. Il avait petit à petit pris la direction des consciences, définissant pas le détail tout ce qui était bien ou mal et régentait le plus intime de la vie des gens.

    Cependant, le progrès économique et social, le développement des communications, les loisirs, la répartition un peu plus équitable des richesses avaient eu pour conséquence un recul certain et progressif de l’emprise de la religion. Les ouvriers quittant la campagne étaient devenus les portes drapeaux de la révolte : les sans Dieux ou communistes comme on disait... Dans cette période, le clergé s’accrochait à ses privilèges et accentuait la pression pour capter les consciences, en employant les moyens mis à sa disposition, c’est à dire en s’appuyant ce qui est et reste encore les principaux moyen d’intervention sur l’individu : l’ignorance et la peur. Ils préparaient ainsi la population à une autre forme de domination basée sur le même principe d’ignorance et de peur: celui qui nous conduit aujourd’hui à la dictature médicale dont j’ai déjà parlé.

    Comme on peut aujourd’hui le constater, communication aidant, il n’en était pas de même pour les pays anglo-saxons du Nord de l’Europe qui avaient choisi la réforme et baignaient dans une existence plus pragmatique, non basée sur la crainte et la répression mais beaucoup plus orientée vers ce qui aurait du être le seul aspect de la religion : l’amour.

    Il m’apparaît opportun de citer dans ce contexte une pensée de l’écrivain Cecil A. Poole qui me semble de circonstance : « La doctrine religieuse peut affranchir ou elle peut réduire en esclavage. La religion a été employée dans les deux buts. Elle a été employée afin que les pensées des hommes puissent en liberté regarder vers Dieu, que les hommes se sentent capable d’élever leur conscience au-dessus des problèmes de la vie quotidienne, et de voir au-delà de leur existence physique. D’autre part la religion a été employée pour lier les gens par la peur et la superstition; ainsi d’autres individus pourraient les exploiter et les contrôler. »

    Ainsi, la crise des vocations et la fréquentation moins importante des églises avaient déclenché un plan vigoureux de réactivation des bons vieux principes. Devant cet état de fait, ainsi que le danger du “communisme”s’opposait la crainte de Dieu et de ses châtiments. Il s’agissait du moyen de pression idéal, celui qui depuis toujours avait permis de tenir les fidèles en soumission.

    Je suis donc arrivé dans cette période pendant laquelle il était nécessaire de faire prendre conscience aux gens qu’ils vivaient de plus en plus dans le péché et que seule la religion pouvait les aider à obtenir le salut de leur âme. Le gommage au quatrième siècle par les pères de l’église de tout ce qui dans la bible pouvait faire mention de la réincarnation, capturait encore mieux les fidèles, condamnées en cette vie unique à approcher la perfection.

    Il n’était pas question ou si peu, seulement dans quelques cantiques, de l’amour de Dieu. Pour la plupart d’entre nous, Dieu était un vieillard à barbe blanche, entouré de ses anges, la haut quelque part dans le ciel, bien loin de nous “pauvres pêcheurs” et qui distribuait, à la volée, récompenses et punitions... surtout des punitions! Avec une sévérité sans égale. Le moindre écart de comportement, voire de pensée, en fonction des dogmes édictés par l’église, se trouvait irrémédiablement sanctionné par les flammes de l’enfer.

    Ces mises en garde que l’on énonçait régulièrement pendant nos séances de catéchisme, du moins c’est ce que je retins le plus, s accompagnaient de détails horribles et de récits sur les innombrables diables aux pieds fourchus qui faisaient rôtir les contrevenants sur des charbons ardents, pour l’éternité. Les images et gravures venaient à l’appui des démonstrations verbales pour ceux qui n’auraient pas encore compris la leçon....

    Je me souviens, étant excessivement sensible et crédule, des affres qui ont précédées ma première communion et de la période qui s’écoula entre ma confession préparatoire et l’absorption de l’hostie. J’étais tétanisé, me remémorant sans arrêt les fautes dont je m’étais accusé afin de savoir si je n’en avais pas oubliées et cherchant dans chaque geste ou pensée ce qui aurait pu constituer un semblant de péché... C’était affreux, au point ou j’envisageais de tomber malade le jour de la communion afin de ne pas aller directement en enfer; car bien sûr, ce brave directeur de conscience qui nous préparait, nous avait martelé et je l’avais bien entendu compris ainsi, qu’une communion en état de péché verrait immédiatement une trappe s’ouvrir sous nos pieds pour nous engloutir dans les flammes éternelles.

    Il y avait peut-être aussi une autre raison à cette insistance religieuse, se trouvant plutôt rapporté à la région où nous vivions: La Mayenne a depuis très longtemps, été considérée comme un département plutôt attardé, disons, pas très évolué, composé en grande partie d’agriculteurs tout juste sortis du servage. Ce département avait la plus faible densité de population de France, encore aujourd’hui, tout juste battu par la Creuse. Une raison à cela : les riches propriétaires terriens, héritiers de la noblesse, possédaient d’immenses territoires, des surfaces de terre importantes, soient laissées en forêts où cultivées par des métayers.

    Il n’existait que quelques villes moyennes dont l’économie fonctionnaient grâce à la ruralité. Les usines n’avaient aucun intérêt à s’y installer car la population se trouvait largement occupée à mettre en valeur la campagne, ceci depuis la petite enfance puisqu’on travaillait très jeune, jusqu’au moment de son décès, souvent prématuré: l’usure due à l’épuisement consécutif aux travaux pénibles se trouvait être le lot commun des campagnards de cette époque.

    Sur un autre plan il me vient l’idée d’une comparaison avec ce peuple guadeloupéen que j’aime, si sensible à son passé esclavagiste. Je me dis, que toutes proportions gardées, les conditions de travail dans les campagnes mayennaises et sans doute d’ailleurs se rapprochaient de ce qu’avaient pu vivre les pauvres gens des îles.

    La Mayenne se composait donc de ce peuple soumis, composé de métayers qui se prosternaient et enlevaient leur chapeau au passage de “not’mait” comme ils appelaient leur propriétaire; celui-ci avait beaucoup de droits sur eux; donnant à sa convenance travail et moyen de subsistance.

    Le clergé et la noblesse, jusqu’à un passé encore plus récent qu’on se l’imagine, réglementaient de concert la vie mais aussi les consciences de ce petit peuple de gens simples. Corrélativement à cela, c’était dans ce département que se recueillait un grand nombre de “vocation spontanée” par rapport au nombre d’ habitants. En effet pour les familles qui souhaitaient de tout coeur, et on les comprend, voir leurs enfants échapper à leur destin misérable, la solution de les mettre dans les ordres quand elle était possible, recueillait leur assentiment. D’ailleurs à Laval, le grand et le petit séminaire étaient immenses, bien à la mesure du nombre de pensionnaires qu’ils devaient abriter quelques années auparavant. Il importait donc beaucoup au clergé de l’époque devant la fuite des vocations d’augmenter la ressources sur les départements les plus pourvoyeurs. En Mayenne la pression était donc forte.....

    Il y a encore quelques années, à Grazay, petit village de quatre cents habitants où j’habitais avant de venir en Guadeloupe, on me rapportât un fait actuel, assez significatif du climat qui devait régner dans les campagnes d’il y a quelques temps : la noble femme du propriétaire d’une quarantaine de fermes, se permettait d’entrer sans frapper ni bonjour dans le logis de” ses gens “afin d’y vérifier la propreté.

    Il est bien entendu que tout ce joli monde ne ratait jamais la messe le dimanche...Le passage au confessionnal permettait l’absolution des tous les péchés.

    C’est d’ailleurs ce qui m’avait le plus frappé dans ma première approche de la religion, cette domination , cette impression de puissance, cette contrainte imposée sur les gens et qui déjà ne me convenait pas. Pour avoir connu beaucoup de religieux, puisque je suis resté dans le “giron de la religion » pendant toute mon enfance et ma pré adolescence, je dois avouer ne pas en avoir rencontré beaucoup pour mettre en avant les principes qu’ils nous apprenaient à respecter. Je n’en ai pas rencontré beaucoup plus, dignes de mériter le respect et l’admiration que j’étais prêt à leur donner, encore moins à me servir d’exemple.

    Même s’il ne faut pas généraliser et s’en servir de prétexte pour salir inutilement, il faut quand même savoir que la pédophilie existait également à cette époque et les chouchous que le père P…. emmenait dans sa 2 CV qui suivait le car lors des déplacement de la garderie des Francs archers à la campagne attiraient bien des interrogations. L’aumônier du collège dans lequel je devais passer quelques années, fils d’un pharmacien bien connu à Laval, faisait défiler un par un les volontaires pour un examen de conscience personnel, dans un petit bureau ou ses mains s’égaraient; la récompense du carambar, petite sucrerie de caramel, étant le salaire du caressé.

    Cependant, il en fut au moins un qui, pour moi, rachetait les autre. Il s’agissait du père Le Dantec, que j’ai eu l’occasion de revoir longtemps après. Amateur de » petit vin de messe », il était à mes yeux irréprochable, il portait la bonté sur lui et a toute sa vie contribué à aider les jeunes en difficulté, il avait toujours le sourire et savait écouter et se mettre à portée de tous. Je lui ai voué, sans qu’il le sache, une grande admiration et une grande affection...

    C’est dans ce bassin de la Basse Normandie qui comprends le nord Mayenne, également le sud de la Manche et le sud de l’Orne, pays à la forte ruralité auxquels on pourrait ajouter pour les mêmes raisons le Berry et la Creuse, que la sorcellerie se trouve être aujourd’hui, comme par hasard, la plus active. Cela s’explique à mon sens, par l’acharnement du clergé de l’époque, afin de conserver sa suprématie, qui se servait des présences démoniaques, qu’ils voyaient partout, afin de se poser comme défenseur et protectrices de leurs ouailles. Ces craintes et leur exploitation constituent de nos jours encore le moyen d’accès utilisé par les manipulateurs de toute nature, abusant une population des plus malléables.

    D’amour Divin point! L’amour était péché, interdit!

    Voilà donc le contexte de mon premier rendez-vous avec Dieu, au moment de l’éveil de ma conscience...Au lieu d’une délivrance, d’un espoir, je me trouvais confronté maintenant, en plus de la violence familiale, avec un Dieu qui allait chercher en moi ce qu’il y avait de plus mauvais: pensées, paroles, actions, afin de me couper la route du paradis. » Me voilà bien mal parti avec tout cela »! Me disais-je; À examiner la liste des péchés qui figuraient dans mon livre de catéchisme, il me semblait que je les avais tous, et pour ceux que je n’avais pas, comme la luxure dont je ne comprenais pas le sens, ça n’allait pas tarder à m’arriver...

    Mon premier rendez-vous avec Dieu était donc raté!,

    Au milieu de mes interrogations de fin d’enfance je m’étais cependant trouvé une astuce, après bien des réflexions tourmentées et voyages astraux questionneurs dans l’univers féerique de ma tête de lit de fer peint.

    J’avais bien retenu que le curé nous avait dit une fois , que pour entrer au paradis, la repentance avant la mort permettait d’effacer tous les péchés. N’ayant pas conscience d’une possibilité de mort imminente, je m’étais dit que malgré la masse de péchés sous lesquels je croulais et ceux que j’avais bien l’intention de faire plus tard, il me suffira de bien me repentir sur mes vieux jours pour arriver à réussir l’examen de passage au paradis. Cette idée, merci Monsieur le Curé, m’a permis de continuer à vivre, même au milieu de l’adversité dans une relative sérénité, malgré ma conduite, pensais-je alors, bien dissolue.


     

    J’étais donc à cette époque fortement perturbé; heureusement, ma mère, avec l’arrivée de mon frère et une petit amélioration financière retrouvait le sourire et s’employait à me faire plaisir, comme elle le pouvait bien sûr, non pas avec des démonstrations d’affection car cela lui était impossible, mais par des attentions que je décodais comme étant de l’amour.

    Nous avions fini de mettre de la graisse de porc sur les tartines. Certes, il n’était pas encore question de beurre mais de margarine ce qui n’était pas si mal, surtout quand on y ajoutait parfois, un demi carré de chocolat râpé au dessus et dont je ne perdais pas une miette. Ce fut le temps des premiers illustrés, le “Hurrah”que ma mère me ramenait tous les jeudis et dont je me délectais. Elle me servait aussi une sorte de soupe qu’elle m’apportait au lit comme petit déjeuner. C’était un grand bol de café au lait sucré avec une tartine de pain sec coupée en petits cubes à l’intérieur et qui en se mélangeant donnait une sorte de bouillie de pain sucré dont j’étais friand.

    Heureusement ce changement dans l’attitude de ma mère arrivait au bon moment pour moi car mon père commençait à sombrer. L’usine SCOMAM dans laquelle il travaillait maintenant était à l’autre bout de la ville et il s’était fait donner un vélo pour s’y rendre. Je me rappelle qu’il m’emmenait avec lui sur une partie de la route de l’école. Il me tenait assis, sur le cadre de ce vélo rouge qu’il enfourchait après avoir mis ses pinces qui lui maintenait le pantalon à l’abri de la chaîne huileuse. J’étais bien dans ses bras, et je lui chinais quelques centimes pour acheter des bonbons à l’épicerie après qu’il m’eut déposé un peu plus loin, me laissant faire à pied le reste du trajet.

    Par contre ses rentrées du soir étaient de plus en plus tardives, et de passive à opposante, ma mère était devenue active. Dans les disputes qu’elle initiait à présent, elle reprochait à mon père une soi-disant liaison avec la tenancière d’un bistrot au bord de la rivière, “chez Letort” où il enfilait les “bolées” de cidre avec les copains avant de rentrer, essayant de noyer son chagrin de n’avoir pas su trouver la femme qui aurait pu lui apporter un peu de cet amour dont il manquait tant.


     

     

    Je suis allé cette semaine à l’îlet Pigeon, à quelques longueurs de la plage de sable noir de Malendure, appelée aussi “réserve Cousteau” en compagnie d’un ami antillais : Rosalien, de son frère Pierre et son fils Gérard. Après une petite traversée dans son bateau à moteur, sous le soleil qui a brillé toute la journée, nous sommes arrivés dans une minuscule crique de sable blanc et nous sommes installés à la petite ombre d’un poirier pays. Nous avons commencé par boire le ti-punch, apéritif à base de rhum blanc et citron vert, assis dans l’eau tiède et transparente de la petite crique. Pendant que ces messieurs préparaient le barbecue entre les rochers, je n’ai pas résisté muni de mon masque et tuba, à aller voir les merveilles de cette réserve protégée.

    A dix mètres du rivage, le spectacle est déjà fabuleux, des poissons de toutes tailles de toutes formes et de toutes couleurs évoluent sans crainte. En surface, les groupes d’orphies, longues et argentées, passent rapidement par groupes de cinq ou six, un peu plus bas, un banc de colas, à la robe brillante gris clair suivie d’une queue jaune vif, se dispute avec des “bagnards” blancs striés verticalement de bleu, des gorettes jaunes barrées de bleu vif et des tanches rouge sang. Encore un peu plus bas, les superbes poissons perroquets, bleus foncés aux reflets moirés multicolores qui lui donnent son nom, vous observent, tout cela dans le bleu tendre de la mer, avec en toile de fond les coraux éclatants de couleurs vives, gorgones frissonnantes en habits de dentelle et oursins noirs et jaunes fixés dans les creux de rochers....

    Pour le repas, la fricassée de ouassous sauvages qu’avait préparée Pierre était succulente. Ils avaient été péchés par son fils Gérard, un grand gaillard toujours souriant de deux mètres de haut, as du braconnage et étudiant en informatique. Ensuite, Rosalien nous avait mitonné un colombo de cabri au riz parfumé, extra à en reprendre plusieurs fois, le tout arrosé d’un bon Bordeaux que j’avais apporté...Nous avons mangé le dessert un peu plus tard, car j’avais envie de retourner voir les poissons, je me suis alors éloigné à deux ou trois cents mètres autour de l’îlet et vu des spécimens encore différents. Je ne résiste pas à vous décrire quelques images magnifiques parmi d’autres : un gros poisson perroquet de trois à quatre kilos faisant des grâces devant mes yeux en mignardant un corail jaune. J’ai plongé pour le voir à cinquante centimètres sans qu’il s’en aille, et puis un banc de demoiselles : plates, bleues avec le dos fluo venant se frotter contre un gros oursin noir aux pointes longues et puis un gros poisson quadrillé de losange en damier de noir et blanc. Et puis... et puis....


     


     

    Etant enfant , ma tenue vestimentaire s’avérait succincte: ma mère récupérait des vieux pull over, qu’elle détricotait en enroulant la laine autour de deux dossiers de chaises inversées, pour en faire un écheveau, qu’elle lavait, faisait sécher et remettait en pelote afin de le retricoter. Tous mes vêtements étaient préparés de cette façon, culotte, gilet, pull, chaussettes. Ma mère n’étant pas une spécialiste des travaux manuels, l’équilibrage n’était pas toujours réussi et je me promenais souvent avec une manche plus courte que l’autre ou des excédents de longueurs aux épaules qui me faisaient des épaulettes d’officier.

    La partie chaussante se composait d’une unique paire de sandalettes que je portais été comme hiver et dont la semelle était renforcée par des morceaux de fer arrondis,cloutés à l’avant et au talon, pour en diminuer l’usure. Malheureusement il n’était financièrement pas possible de me chausser en fonction de ma croissance et il y eut quelquefois un choix draconien entre mes chaussures et mes orteils pour décider qui allait céder le premier. Mes chaussures, sans doute solides, ayant gagné, ce sont mes orteils qui ont du se recroqueviller, me faisant aujourd’hui des chevauchements à l’instar des geishas japonaises du 19 éme siècle pour qui les petits pieds étaient un symbole de séduction et qui subissaient volontairement leur rétrécissement dans des chaussures en bois. Je dois honnêtement dire que je me serais bien passé de cette forme de séduction...

    Pour le reste, je portais ce que les gens voulaient bien donner à ma mère et cela ne me gênait pas.... jusqu’à ce qu’une dame charitable de la rue du Pré Boudier, devant laquelle je passais régulièrement pour aller à l’école, fut prise de compassion, lors d’un hiver rigoureux, en voyant mes genoux bleuis, entre la culotte courte et mes chaussettes maintes fois ravaudées.

    Elle eut alors l’admirable idée de donner un pantalon long à ma mère. Quelle merveilleuse idée en effet! C’était mon premier pantalon, je devais avoir pas loin des 10 ans et ne m’intéressait pas trop à mon apparence. Malgré tout, le fait de devoir porter un pantalon golf, vous savez comme tintin! À la mode oui... mais en 1930, me remplit de honte pendant les deux années ou il me fallu le subir pour les sorties en ville. Mon père effectuant chaque fois le délicat réglage de la longueur du dit pantalon, repliée sur la cheville, en tirant la langue comme il avait coutume de faire quand il s’appliquait. Ravis de l’aubaine de n’avoir rien à débourser et n’y voyant pas à mal, mes parents, dont les ordres ne se discutaient pas, n’ont jamais compris la honte que j’ai pu ressentir d’avoir à me promener avec çà, m’imaginant à chaque instant être la cible de tous les regards moqueurs...

    Pour ce qui est de la santé, je me rappelle n’avoir vu un docteur que lors de la visite médicale obligatoire de l’école, et encore, j’ai failli y échapper, pour avoir été oublié dans la liste. Malheureusement, rattrapé de justesse à la sortie, je du subir pesage, mesurage et tripotage par un étranger en blouse blanche qui déjà m’inspirait méfiance et crainte.

    Selon ma mère je n’étais jamais malade et je l’ai souvent surprise à raconter, qu’étant bébé, ayant échappé à sa surveillance elle m’avait retrouvé, dans la  cour, jouant assis dans la neige pieds et fesses nues sans qu’apparemment cela me gênât le moins du monde.

    La trousse de pharmacie familiale, se composait d’un flacon d’une substance jaunâtre indéterminée, dans laquelle trempaient des pétales de fleurs de lys et qu’elle utilisait pour les écorchures et les brûlures. Pour les autres désordres, elle ne faisait confiance qu’aux rebouteux et autres guérisseurs qui pullulaient dans la région. Je me souviens que ces séances de” guérissage”, pour les vers, maux de ventre et autres légers problèmes m’emmenaient chez les uns et les autres” praticiens de l’invisible” qui me procuraient par leurs massages sur ma peau nue, à défaut de guérison des sensations bien agréables. N’ayant jamais reçu en abondance de caresses de ma mère, ces contacts me remplissaient d’aise et je m’y soumettais avec une grande satisfaction.

     

    Ainsi que vous l’avez compris les obligations religieuses destinées au passage obligatoire des communions privée et solennelle ne déclenchaient par chez moi un enthousiasme débordant; je m’y rendais cependant avec plaisir car cela me donnait l’occasion, après la messe, et j’en eu vite pris l’habitude, de me rendre chez ma cousine en attendant mon père, missionné pour me ramener à la maison. Cependant, comme ce dernier stationnait au café du coin à se désaltérer de boissons jaunes et néanmoins alcoolisées, alignant ses parties de belotes en compagnie d’amis de jeux, il me fallait attendre qu’il soit disponible, et en général gai, pour me ramener.

    Ces moments passés chez ma cousine font partie de mes bons souvenirs de jeunesse. En plus du dimanche matin, je m’y rendais le samedi après-midi, cette période étant davantage propice à leurs passionnantes activités.

    Leur maison, à l’intérieur comme à l’extérieur ne payait pas de mine, elle était pourtant située dans le bas de la rue du Paradis, mais il s’avérait qu’elle ne correspondait pas vraiment à l’idée que l’on pourrait se faire de cet endroit... Comme toutes les autres maisons alentour elle bénéficiait du qualificatif de demeures des vieux quartiers lavallois. Pour vieux il l’était ce quartier!

    On accédait à la pièce principale par un long couloir sombre; à droite s’ouvrait ou plutôt se fermait une porte qui n’était ouverte que pour l’accueil des visiteurs et clients “huppés ”, donc en de très rares occasions. C’était la pièce de réception, meublée en style 1930 de tout ce que mes cousins considéraient comme relativement précieux. Cette pièce, dont le plafond laissait pendre une suspension entourée de toile délicatement lestée de fins pendentifs en perle, sentait le renfermé et le papier moisi.

    La pièce principale meublée d’une table ronde garnie de chaises paillées, bénéficiait d’un évier surmonté d’un robinet; cependant, comme ils n’avaient pas le tout à l’égout, un seau posé adéquatement et caché par un rideau recueillait par dessous l’eau parcimonieusement utilisée. A la gauche de l’évier, un réchaud deux feux et un buffet à suivre complétaient le mobilier. Cette pièce donnait sur une petite courette intérieure, fermée par un haut mur donnant sur le couvent de la Miséricorde, dont la cloche tintait les heures. Un escalier extérieur en pierre de granit permettait d’accéder aux deux chambres de l’étage.

    Mon cousin qui ne travaillait pas ou plus, bénéficiait de bien petits revenus et c’est ma cousine qui arrondissait les fins de mois, en allant laver le linge pour les gens fortunés au bateau lavoir. Elle tuait, plumait et vidait volailles et lapins, précisément le samedi pour ces mêmes personnes.

    Leur nom de famille était Eutrope, mais malgré les nombreuses années passées en leur compagnie je ne me suis jamais intéressé à leur prénom, je crois que ma cousine se prénommait Suzanne mais je les appelais cousine et cousin. Ils étaient sans doute cousins de mes parents et encore très éloignés et n’avaient en fait pour moi plus rien de familial ; et pourtant ils représentaient beaucoup, beaucoup plus!...

    M’ayant adopté comme un de leurs enfants ils me permettaient de passer des heures chez eux, à les regarder travailler.

    Le dimanche, seule ma cousine restait là pour les tâches ménagères, le cousin rejoignant mon père au café. Je m’asseyais donc sur une chaise près de la fenêtre donnant sur la courette intérieure ou se déroulaient leurs activités habituelles et me plongeais avec délectation dans les revues qui se trouvaient disposées sur son rebord.

    La lecture de ces revues données par les clients, m’introduisait dans un univers fabuleux. Il s’agissait de vieux “point de vue, images du monde”, hebdomadaire spécialisé dans la vie et les potins de la noblesse de cette terre. Ces magazines se trouvant abondamment illustrés de photos “en situation”. Je voyais défiler sous mes yeux des princes, rois, ducs et duchesses richement vêtues d’or, d’argent et de soie. On les représentait soit dans leurs activités habituelles: cocktails, réceptions, oeuvres de charités, ou exceptionnelles: mariages, naissances, décès. Imaginez cela dans une petite pièce sordide, donnant sur une courette aveugle, au milieu des odeurs de brûlage d’ ailes des volailles de la veille. C’était une situation surréaliste mais peut-être était-ce la raison pour laquelle cela me plaisait tant.

    Ma cousine était petite et grosse, surtout dans sa partie inférieure; elle portait toujours un tablier par dessus ses vêtements et bénéficiait d’un organe vocal nasillard, particulièrement adapté à son volume. Gaie de nature, elle riait souvent, au contraire de son mari, plutôt taciturne. Le cousin se caractérisait par sa casquette portée à années entières, ses oreilles continuellement bouchonnées de coton, ainsi que par sa propension à gratter ses puces dorsales dans l’encoignure de la porte. Il était cependant très respecté en tant que chef de famille, et si la première injonction verbale, appuyée par un coup de casquette, ne lui donnait pas satisfaction il se levait pour attraper le long fouet de cocher accroché derrière la porte et ce simple geste, remettait comme par miracle les idées en place à tout le monde...

    J’adorais les samedis: c’était le jour des volailles, car il s’agissait du plat dominical de beaucoup de gens. Ceux-ci les achetaient parfois vivantes sur le marché et confiaient à ma cousine le soin de les rendre aptes à la cuisson.

    Mon cousin empoignait les volailles, leur attachait les pattes et les pendait à un clou situé dans un coin au dessus d’un trou qui servait aussi de pissotière. Ensuite, saisissant un couteau à lame aiguisé, il ouvrait le bec de la condamnée, y introduisait son couteau et d’un mouvement tournant lui coupait la veine par l’intérieur, il lâchait alors la bête dont le sang pissait dru, en me lançant :” pousse-toi!”, car en se débattant de ses ailes dans son agonie, la pauvre bête expédiait du sang loin alentour, les murs noirâtres en témoignaient.

    C’était les toutes premières fois que j’étais confronté “en direct “à la mort d’un animal et cela me fascinait...

    Quand le dernier râle se trouvait proféré, mon cousin portait la décédée à ma cousine qui, assise sur un tabouret à l’abri un petit porche, posait sur ses genoux un tablier en cuir qui avait vécu, et se mettait en demeure à grands arrachages précis de plumer la bête. Les plumes volaient autour d’elle, enfin, celles qui s’échappaient du sac dans lequel elle les enfournait à mesure, afin de les vendre pour quelques sous au chiffonnier du coin. Il n’y avait pas de petits profits à cette époque.

    La bête plumée atterrissait sur la table de la cuisine ou les derniers picots, petites excroissances disgracieuses d’attaches de plumes, étaient ôtées à l’aide d’un couteau afin que la nudité soit parfaite; les plumèches restantes étant brûlées sur le gaz du réchaud dans une odeur de roussi épouvantable.

    Sur un morceau de journal s’effectuait le vidage : une incision du couteau sur le cou dégageait le jabot, une autre dans le bas ventre laissait, en même temps que le reste, s’échapper une odeur nauséabonde, mais qui cependant ne stationnait pas longtemps, la porte étant généralement ouverte. Par le trou du jabot, la trachée artère, enroulée dans un chiffon était arrachée, et la main experte de ma cousine s’introduisait par le trou béant du bas ventre afin d’en dégager, boyaux, coeur, gésier et parfois quelques oeufs en formation. La poubelle recueillait l’immangeable, le reste, après nettoyage et séchage, regagnait l’intérieur en ordre dispersé. Les moignons de pattes coupés se trouvaient ensuite croisés et accrochés de chaque côté dans un trou de la peau, à la fois pour fermer l’ouverture mais aussi présenter la volaille sous une forme compacte, adaptable au plat allant au four.

    Les volailles et lapins défilaient ainsi tout l’après -midi et je ne m’en lassais pas.

    Je vis rarement ma cousine lors de ses jours de lavage, car ils correspondaient à mes jours de classe et c’est accidentellement que je la surpris un jour, sur le départ vers la rivière et son bateau lavoir. J’avoue ne pas avoir compris comment elle pouvait arriver à transporter la carriole en bois remplie de linge à laquelle elle s’attelait, tirant sur le montant qui joignait les deux bras, pour arriver à monter la pente raide de la rue du Val de Mayenne, qui même en marchand sans rien porter, nous essoufflait. M’imaginer cette petite bonne femme courtaude, tirant sa charrette pleine et arriver malgré tout, et ceci toutes les semaines, à monter cette côte, me semblait inimaginable... et pourtant elle le faisait...

    Il faut quand même ajouter un autre attrait qui me faisait me rendre si souvent rue du Paradis: mes cousins avaient trois enfants dont une fille qui vivait au foyer : Annick, plus âgée que moi de quelques années et pour qui j’ai souvent tenu le rôle de chevalier servant. Elle m’emmenait partout avec elle lors de ses sorties promenades, et je lui servait de chaperon. En réalité, mon accompagnement lui permettait surtout de voir ses prétendants qu’elle avait nombreux compte tenu de sa beauté. Je l’attendais donc sur le lieu de ses rendez-vous galants pendant qu’elle roucoulait à qui mieux mieux...

    Je lui servais également de confident et en échange de mes menus services elle m’emmenait régulièrement au cinéma, loisir qu’elle adorait au même titre que le bal. Le cinéma en sa compagnie fut pendant longtemps ma sortie dominicale régulière.

    Mais, à ce moment, il n’était pas encore question de cinéma.

    Mes cousins, en plus d’Annick avaient deux fils, dont l’un avait “réussi”, ils en parlaient toujours d’ailleurs en termes élogieux bien que je ne l’ai vu chez ses parents qu’en photo. Il travaillait c’était les termes de l’époque, dans une “centrale atomique” à Saclay.

    Le mot atomique m’impressionnait car je n’étais pas sans l’avoir entendu partout à la fin de la guerre sans en comprendre le sens, cependant à lire la crainte et la tristesse que ce mot déclenchait sur le visage des adultes, je me doutais bien qu’il représentait quelque chose de grave et qui dépassait leur entendement.

    Le second fils, Gustave que tout le monde appelait familièrement “Tatave”, était allé chercher fortune dans le sud de la France, vers Orange d’où il ne put malheureusement ramener qu’une épouse, ce qui vous en conviendrez, était loin d’être à considérer somme une trouvaille particulièrement lucrative...Elle bénéficiait néanmoins, outre d’un caractère agréable, d’une forte personnalité, qui permis à Tatave de se renommer Yves, et de repartir , après un chômage un peu trop prolongé au goût de sa femme, revoir le soleil près des oliviers natals de sa belle...


     

    Dans la catégorie des bons souvenirs de cette époque figurait le marché du samedi matin.

    Dès que ma mère eu quelque argent à dépenser pour l’achat de la volaille dominicale qui devait remplacer les ingrédients moins protéiques, nous nous mimes à fréquenter régulièrement cet endroit...

    Que du bonheur!

    Une foule immense occupait toute la place de la Cathédrale ainsi que les autres places et rues adjacentes, place de la Trémoille, place du Palais de Justice, place Jeanne d’arc, etc... Etc ... Les paysans s’étaient répartis derrière des rangées de tables à tréteau sur toute la hauteur de la place, ombragée d’acacias. Ils y déposaient, volailles vivantes ou mortes, oeufs disposés dans des paniers d’osier, légumes et fruits de saison de toute nature, et également du beurre fermier, tout juste sorti du moule et décoré de jolies dessins en relief, ceci dans un brouhaha bon enfant, dominé par le caquètement des poules et le coin coin des canards et qui s’entendaient loin avant d’arriver.

    Les commerçants ambulants se mettaient tout autour de la place, avec leur véhicule ouvert sur un coté, et les bonimenteurs devant lesquels personne ne pouvaient résister à passer un quart d’heure se tenaient dans le bas de la place, vantant et démontrant le mérite de l’épluche légumes magique ou de la plante tropicale “guéri tout”.

    Plus loin, en descendant, les vendeurs d’outillage, de cordages, les grossistes juchés sur leur camion de choux fleurs ainsi que les vendeurs de primeurs, attiraient les clients de leurs cris puissants. Une bonne odeur de galette saucisses ouvrait l’appétit dès neuf heure et même si nos achats ne remplissaient pas le cabas, il y avait un plaisir extraordinaire à circuler entres les étals et contempler toutes ces profusions de diversités qui s’étalaient au soleil, car, bien sur je n’ai que des souvenirs de marchés au soleil...

    Ma mère rentrait seule préparer le traditionnel pot au feu du samedi midi qu’elle réussissait divinement bien. Elle avait acquis quelques bas morceaux de boeuf auparavant, ainsi qu’un bel os à moelle, et mettait le tout à mijoter avec légumes et condiments, au moins pendant deux heures. Il en résultait une excellente soupe grasse, agrémentée de fines tranchettes de pain, dont je me régalais.

    Pendant ce temps mon père rejoignait ses amis dans le bistrot bondé de la rue du Pont de Mayenne, tout en bas de la place, à l’enseigne marquée : “chez Rocu” et y jouait au “trut”, jeu de cartes bizarre accompagné de jetons dont, malgré les explications de mon père, je n’ai jamais compris la règle. Il buvait en même temps des “petits rouges” et les perdants payaient la tournée.

    J’étais là dans le bruit, la fumée qui me chatouillait les narines et les relents de vin rouge, assis sur des coussins de skaï rouges dont on sentait les ressorts. Béat de plaisir, j’étais content de me trouver là.

    Ce fut également l’époque des sorties régulières au jardin de la Perrine. Ma mère, et son landau transportant le bébé, nous retrouvions pour des après-midi, jamais assez longs, dans ce merveilleux jardin public. Ma mère s’asseyait sur un banc de bois, près de l’aire de jeux .Pour ma part j’avais à disposition pour jouer avec les enfants qui se trouvaient là, nombre d’allées et buissons touffus, pelouse et bac à sable, qui permettait toutes les activités possibles. Ma mère, maîtrisant mieux le français, trouvait, en tricotant, matière a discussion avec d’autres mamans et semblait y trouver un plaisir nouveau.

    Mon deuxième frère, Raymond, naquit deux ans après Michel, en 1953. Cette fois -ci, pour faire moderne, cette naissance eut lieu à la maternité dans laquelle je me rendis pour voir ma mère et le nouveau-né une fois ou deux. La garantie médicale se transforma en cauchemar; l’arrêt rapide de l’allaitement et sa substitution, pour faire comme tout le monde, par un lait spécial en poudre suscita chez le nourrisson des crises d’épilepsie qu’on appelait convulsion et qui m’épouvantaient. La médecine ayant décrété un empoisonnement par le lait, ou une méningite, laissa mes parents se débrouiller en condamnant à court terme le petit malade. Ma mère eut alors recours en dernier ressort à une guérisseuse renommée, recommandée par un ami, qui en quelques semaines remit le bébé sur pied. Mais que d’émotions!

    Raymond resta très longtemps fragile et traîna derrière lui toute sa vie ce handicap, mes parents ayant eu peur de le perdre s’évertuèrent à satisfaire tous ses caprices, ce qui eut pour conséquence, d’en faire un enfant difficile qui, dans sa vie d’adulte ne put s’affirmer. Cette incapacité de construire sa vie devait rapidement le priver de sa volonté devant l’alcool qui finit, trop tôt, par en avoir raison.

    Cette période fut pour moi, relativement calme, mes parents qui s’étaient à peu près ressoudés à l’occasion des naissances et difficultés qui suivirent celle de Raymond, marquèrent une pause dans leur lutte; malheureusement ce n’était que reculer pour mieux sauter... Malgré cela, je profitais de cette période pendant laquelle les moyens financiers, à défauts d’être large, permettaient enfin quelques agréments.

    .

    Mon père, de son côté, recommençait à me sortir. C’est ainsi que je découvris les courses de vélo sur piste qui se déroulaient au vélodrome, près du champ de foire de Vaufleury. Nous passions là des dimanches après-midi entiers à voir tourner les cracks régionaux de l’époque. On rentrait à la tombée de la nuit, non sans avoir effectué une « escale » au café qui invariablement, quelle que soit la route suivie, se trouvait sur notre chemin. Je restais sagement à l’attendre, parfois devant un verre de grenadine qui achetait mon silence.

    Ce fut aussi la période de mes premières séances cinématographiques. Cette découverte qui m’enchanta longtemps débuta dans la salle de cinéma des Francs Archers. Oh, elle ne payait pas de mine cette salle avec ses sièges en bois repliables qui faisaient assez rapidement mal aux fesses, en même temps qu’un bruit épouvantable quand on les lâchait.

    Les places les moins chères se situaient juste derrière l’écran, ce qui obligeait à lever la tête et occasionnait quelques courbatures. Mais qu’importe, une autre vie était là devant mes yeux et la magie des grands espaces inconnus arrivait à domicile. Les séances débutaient à 14H30 par un documentaire, suivi des actualités annoncées par un fier coq jetant son cri. J’aimais ces actualités qui me transportaient dans un monde inconnu, plein de surprises et de découvertes. Les actualités de la semaine montraient, au début surtout, les reconstructions des villes et des systèmes politiques, et glorifiaient l’Amérique libératrice. Il y avait parfois, avant l’entracte, un numéro de pianiste, d’équilibristes, de chanteur ou danseur, que je trouvais trop long et qui m’indisposait.

    L’opérateur nous rappelait dans la salle, durant l’entracte, par une sonnerie stridente, et le grand film commençait. Il s’agissait surtout de films américains ou de films français anciens mais c’était bien égal, je trouvais tout bien. Je me souviens encore de la salle bondée lors du film sur le naufrage du Titanic, où à la sortie, mon sensible père pleurait à chaudes larmes, ému par ces centaines de morts et le traitement dramatique de l’histoire...

    Ce fut également l’époque où je découvris la garderie. Pendant les vacances scolaires, ma mère ne pouvant s’occuper à la fois d’un enfant convalescent fragile et de deux autres, m’envoya à la garderie municipale du “champs de courses”. Bien qu’il faille tous les jours se rendre à pied sur la place de la mairie distante de plusieurs kilomètres pour y trouver des cars qui nous emmèneraient à l’hippodrome je m’y rendais de bon cœur, car cet endroit me plaisait bien. Les monos étaient assez souples sur le “manger tomate”. Les tarifs de pension journalière ridiculement bas, avaient également contribué à décider ma mère

    Il n’empêche que pour les “bien pensants”, cet endroit était le ramassis des “sans Dieu”, et une visite à mes parents du prêtre de service, délégué de l’ordre moral, me ramena rapidement à la fréquentation de la garderie des Francs Archers. Ce qui changeait, c’est que les monos étaient des prêtres, la discipline plus stricte et les prières et messes régulières. Un lever de drapeau commençait la journée, à la mode scoute, accompagné d’un chant d’accueil. Nous étions répartis par groupes d’une douzaine, désignés par un nom d’animal : les castors, les belettes etc... Contrairement au “champs de courses” ou on nous laissait libre dans la nature, toutes les activités étaient encadrées. Régulièrement nous participions à des jeux extérieurs, dans des domaines privés comme le parc du château de La Houssaye, sur les bords de la Mayenne, ou dans la forêt de Concise, activités qui me ravissaient car je retrouvais ma chère nature....

    Je fréquentais longtemps cette garderie, même après qu’elle eut déménagée à la Pignerie, en bordure du bois de l’huisserie, aux portes de la ville, endroit bénéficiant d’une piscine, où les canards de la ferme avoisinante venaient parfois patauger. Je finis même ma dernière année comme moniteur, encadrant un groupe de jeunes qui m’adoraient et à qui je le rendais bien.

    Le patronage des Francs Archers organisait tous les ans au mois d’août, un camp de vacances, qu’on appelait une colonie, à Saint Servant sur Mer, dans un château au grand parc boisé, entouré de hauts murs et appelé « la Sellerie ».Tous les étés je voyais avec nostalgie partir un grand nombre de mes amis à la mer, que pour ma part je n’avais pas encore vue, et nous restions quelques dizaines à nous occuper dans la garderie désertée.

    Le prix n’était pas excessif, mais néanmoins hors de portée de la bourse parentale. Par un quelconque miracle, ou plutôt une aide des organisateurs, il me fut permis, la dernière année avant notre premier déménagement, de participer à la fête.

    Les préparatifs fiévreux et nerveux, occupèrent bien ma mère, il fallait un certain nombre d’effets et d’objets réglementairement marqués d’un papillon de tissu cousu portant mon nom. Ce qui manquait était emprunté çà et là.

    C’était la première fois que j’effectuais un si long trajet en car. Le voyage fut marqué par un mal être, suivi d’un vomissement involontaire qui me permis de découvrir ma fragilité dans le domaine des transports collectifs. Ceci aussi devait longtemps m’accompagner. Nous découvrîmes enfin « la Sellerie ».

    Cette propriété se trouvait située non loin de la mer, ce qui permettait de s’y rendre à pied journellement. Le château abritait les responsables et les services. De chaque coté se tenaient deux rangées de dortoirs en préfabriqué, l’un pour les petits et moyens, l’autre pour les grands. Les tables du réfectoire étaient disposées sous un préau; ce qui avait du constituer les communs servaient de cuisine et d’entrepôt.

    Découvrir la mer, même froide et grise de la Manche est toujours émouvant, et je n’échappais pas à cette sensation. Je m’engageais cependant à tenter de l’apprivoiser. Les tentatives de coulage dont j’avais été victime auparavant dans les piscines, de la part des plus grands m’ayant tellement effrayées que je décidais d’y mettre un terme. La fréquentation journalière de la mer me permit de mettre mon projet à exécution : J’allais apprendre à nager !

    Pendant que mes camarades s’amusaient, je m’isolais donc dans une eau peu profonde et pendant une semaine m’évertuais à essayer de faire comme ceux qui savaient nager et que j’avais auparavant observés. En une dizaine de jours ce fut chose faite, et le plaisir de l’eau sans crainte emplit toute mes espérances. Ayant appris seul, mes mouvements restèrent imparfaits et m’empêchèrent plus tard d’être un très bon nageur, je me consolais en n’en étant qu’un bon...

    Dans le courant du mois, un jour était réservé à la visite des parents. Les miens n’ayant pu ce jour là trouver une voiture pour les emmener, j’assistais aux embrassades des familles et remises de friandises à mes camarades, partageant un peu de leurs cadeaux, les parents partis.

    Je vais vous raconter ce qui resta mon souvenir le plus frustrant de ce mois : le directeur de la Colonie, m’annonçât qu’il avait autorisé exceptionnellement mes parents à venir me rendre visite un jour prochain, avant la fin du séjour... Très bien, ils avaient trouvé un chauffeur, je n’avais pas spécialement envie de les voir, mais eux si car je n’étais jamais parti aussi longtemps, cependant le désagrément se situait ailleurs :

    Huit jours avant la fin de la colo, un grand jeu de piste réunissant l’ensemble du personnel et des colons était traditionnellement organisé, il s’agissait du point d’orgue du séjour et tout le monde en parlait fiévreusement et s’en réjouissait à l’avance, surtout ceux qui n’en étaient pas à leur première année...

    C’est bien sur ce jour là que mes parents choisirent pour venir me voir. Je traînais donc tout cette journée dans le camp complètement déserté, attendant leur arrivée et mangeant le sandwich que les responsables m’avaient laissés en partant. Je reçu mes parents seul, au début de l’après-midi. Au bout de vingt minutes de présence, comme ils n’avaient plus rien à me dire, ils firent le tour du parc et repartirent, leur chauffeur étant pressé. Je vis le soir revenir mes camarades, fatigués, mais heureux, avec plein d’histoires à raconter... Merci les parents!...

    Je ne devais plus retourner à la Sellerie, mais tant pis, j’avais enfin vu la mer...

    Grâce à la nouvelle et relative stabilité financière dont bénéficiait désormais mes parents, cette période, les dernières années de notre séjour dans la Rue St Nicolas , fut occupée à la revanche sur les privations, en particulier sur la faim. Pour mes parents la disette durait depuis 13 ans et le rattrapage devait donc être en conséquence du manque! Il n’était pas possible encore d’acquérir des ortolans, comme le disait mon père, sans que je sache ce que ce mot signifiait, il devint cependant faisable d’augmenter les quantités de nourriture, surtout de ce qui avait manqué le plus, comme la graisse et les sucres. Les aliments du plat à rôtir baignaient désormais dans le gras et la limonade remplaça l’eau sur l’étagère de la cuisine. Grâce à cette absorption brutale d’aliments riches, nous étions tous en train de muter, sauf mes deux frères qui étaient encore trop jeunes pour en profiter. Nous nous préparions donc, mes parents et moi à adopter un nouveau statut, qu’ils gardèrent toute leur vie, et qui heureusement pour moi ne fut que provisoire: le statut de “gros”.

    Parallèlement à cela, ma mère n’avait pas renoncé à me frapper. Je me rendais d’ailleurs compte qu’elle y prenait un certain plaisir. Elle décida brusquement sur les conseils avisés d’une amie, de changer la bonne vieille louche verte qui lui servait habituellement à me corriger. Cela m’inquiéta car j’avais appris à en encaisser les coups et également à les esquiver en me tournant à bon escient pour faire riper la louche sur le gras de l’épaule. Elle se mit donc en frais pour acheter un martinet qui lui rappelait sans doute mieux l’instrument de correction de sa propre enfance. Pour ce faire, elle acquit l’objet, je vous le donne en mille, dans un magasin de jouets de la rue de la Paix; ce qui aurait pu être risible : rue de la paix, magasin de jouets! Pour un martinet!.... Mais là je ne rigolais plus, et les premiers cinglements sur mes jambes nues me mirent les larmes aux yeux. J’essayais subrepticement de couper aux ciseaux quelques lanières sans que cela ne se vit, mais je crois bien que c’était encore pire, il ne me restait donc que la fuite, et je dois admettre que je devins champion du tour de table, au cours duquel j’anticipais par de cris et larmes factices les fameux coups, afin de donner satisfaction morale à ma mère, et atténuer les morsures des lanières.

    A ce moment, des aides ménagères vinrent assurer l’aide à l’entretien de la maison ainsi qu’aux soins des enfants. C’étaient des personnes délicieuses, qui devinrent rapidement des amies. Elles me firent découvrir des habitudes nouvelles, comme celle de se laver les pieds en semaine ou de modifier nos habitudes alimentaires comme agrémenter la soupe de vermicelle avec des légumes. Car, hélas, ma mère n’avait pas renoncé à la soupe de vermicelle au kub.

    C’est grâce à ces gentilles personnes, dont le responsable avait fait l’acquisition de terrains en Vendée et construit dessus quelques bungalows préfabriqués, destinés aux ménages modestes, que j’eu le plaisir de me rendre à la mer. C’était pour la première fois en compagnie de mes parents. Ne possédant pas de voiture, nous allâmes en train jusqu’à St gilles croix de vie, lieu où se situaient les bungalows, endroit ou nous retournâmes ensuite en vacances pendant quelques années.

    Entre deux trains, et les séries d’escarbilles qui accompagnaient le gros nuage de fumée de la locomotive à vapeur, car je ne résistais pas à passer ma tête par la fenêtre, nous nous étions arrêtés pour manger notre casse-croûte dans un café, à Nantes précisément. C’est là que mon père complètement naïf, se fit escroquer les maigres économies destinées aux vacances. Il acheta une pièce de tissu à un nord africain que deux autres clients du café, nous comprimes plus tard qu’il s’agissait de complices, devaient co-acheter. Sous prétexte d’aller chercher de l’argent, tout ce beau monde disparut dans la nature, une fois que mon père eut versé la somme au vendeur. Arrivés sur place mon père du revendre cette étoffe moitié prix au responsable des bungalows qui fit en l’occurrence sa B.A. de la journée car elle ne le valait pas.

    Mais la mer était là, de l’autre côté des dunes, et ce fut un ravissement de fouler pied nu ce sable chaud et de jouer avec les vagues. C’était les vacances, les premières vacances en liberté, le changement, les bungalows neufs, le soleil, les nouveaux amis.... La joie!

    Nous y passâmes un long mois avant le retour au pays pour la rentrée des classes.

    En ce qui concerne ma scolarité à l’école Sainte Anne, elle refléta en matière de résultats, comme ce fut le cas lors de la suite de ma scolarité, le degré de confiance que m’inspira chaque instituteur et l’attention qu’ils me portèrent. D’abord ce fut M. Guégan: personnalité neutre, mes notes furent donc moyennes, ensuite M. Chassard, sympathique et énergique, adepte de la fessée sur fesse nue, jambe de la culotte courte relevée. Mes notes furent bonnes et je n’ai jamais eu droit à la fessée. Ensuite, à l’étage, monsieur Marcault, un peu inconstant, avec des chouchous: mes notes furent chaotiques, et pour finir monsieur Néret, froid et sévère: notes médiocres et beaucoup de séjours dans le couloir .Il y avait également dans cette école, le directeur: Monsieur Pépin, gros homme autoritaire mais juste, qui s’occupait des redoublants.

    A la fin du primaire, compte tenu de mon dossier, le passage en sixième fut accepté. L’orientation prévoyait le lycée, cependant je devais faire ma rentrée au Cécé, qui signifiait : cours complémentaires, désormais appelé C.E.G. Je fis ce choix parce qu’une majorité de mes copains y allait. Je pense que ce ne fut pas un bon choix. Une raison pour laquelle mes parents accédèrent à ma demande : nous devions déménager à la fin de cette année scolaire et le C.C. se trouvait beaucoup plus près de notre nouveau domicile. Une autre raison: les lycéens se recrutaient chez les personnes que l’on pensait, à l’époque, et c’était sans doute exact, émaner d’un niveau social plus élevé que celui que nous avions à cette époque. Nous disions alors entre nous :”ce sont des bêcheurs!”, et tout était dit.

    Je pense que ce “coup de coeur “ fut un mauvais choix qui eut pour conséquence de me faire stopper trop rapidement mes études, ce qui devait m’obliger par la suite, au cours de ma vie professionnelle de reprendre une scolarité par cours du soir et par correspondance afin de rattraper ce qui me manquait pour maîtriser mes activités.

    Cette période fut également la prise de conscience de ma condition sociale, je m’aperçu progressivement que mes camarades avaient pour la plupart des vêtements plus neufs, des jouets plus beaux, des gâteaux et bonbons plus souvent, bref, que nous n’étions pas tous égaux.

    C’est surtout par la fréquentation de mes nouveaux amis du voisinage que je m’aperçus des différences : Un peu plus loin dans la rue St Nicolas habitaient un couple de personnes d’un certain age, presque des voisins,qui ne nous adressaient jamais la parole. Ils demandèrent à ma mère si j’accepterais de jouer avec leur petit fils de la région parisienne, qui passait quelques semaines de vacances chez eux. Il s’ennuyait et je profitais de l’aubaine pour investir la maison de ces voisins car, bien sûr, il n’était pas question que leur petit-fils vienne jouer chez moi. Evidemment, le mobilier en gros bois bien brillant, les rideaux épais, tapis sur le sol, m’éberluèrent un peu ainsi que ses goûters de fruits que je n’avais jamais mangées comme des poires qu’il me croquait sous le nez. Cependant le petit parisien était sympathique et nos jeux devinrent habituels, jusqu’au jour où, cachés sous la nappe de la salle à manger qui tombait presque à terre, le petit déluré me demanda de jouer au docteur, ce que j’acceptais sans y voir de mal, le camarade bien plus dégourdi dirigeant la manoeuvre.... Ces jeux bien innocents dans lesquels sa grand-mère nous surpris firent s’arrêter illico cette fréquentation. Mais le pire fut que cette brave dame, pendant très longtemps , me voyant seul ou accompagné, ne manquait pas de dire avec un sourire narquois-”bonjour docteur”, ce qui me faisait rougir jusqu’au sommet du crâne..... La honte quoi!

    J’évitais donc par la suite de me trouver en face d’elle et j’employais pour cela bien des chemins détournés.

    J’allais jouer également chez le fils d’un marbrier de la rue de la cale: pavillon, cour bien tenue, jardin impeccable, escaliers cirés, un autre monde... Ce fut ma première occasion d’aller en voiture, ce charmant petit garçon, fils unique ne voulant pas se passer de moi, je l’accompagnais donc, selon son bon vouloir, dans la voiture de ses parents.

    Je fus amené à visiter l’atelier du père, qui ne me parlais que rarement. Il était en train de mettre la dernière main à une grande sculpture en granit, destinée à commémorer le souvenir de Robert Buron, ancien député maire de Laval, sculpture qui se trouve aujourd’hui dans le coin d’ un square de la place de la mairie à Laval.

    Un autre de mes amis, Daniel, fils de commerçant jouait également avec moi et je le rejoignais chez ses parents, parfois au moment du repas car il n’y a pas d’heure régulière pour déjeuner dans les commerces. Je lorgnais discrètement sur ces nourritures abondantes et parfois inconnues, comme des asperges que je voyais pour la première fois, dont ils ne mangeaient qu’un quart et jetaient le reste. Je pensais que je l’aurais bien mangé, moi, leur reste...!

    La constatation de ces différences ne me gêna cependant pas tellement, je m’amusais, j’avais des amis, mes parents faisaient la trêve, je mangeais bien, parfois des bonbons, je lisais: des magasines d’aventures de cow-boy, comme “Buck John” et “Kit Carson”, gentilles revues bien neutres. Sans doute pas si gentilles que ça, puisque je me rappelle que la vieille fille qui nous faisait en semaine les répétitions de catéchisme, et qui ne m’aimait pas. Il faut dire aussi que je faisais souvent le “caté buissonnier”. Elle me suivit un jour, de la sortie de l’école jusque chez moi afin de vérifier mes lectures auprès de mes parents. Sans doute que mon esprit un peu trop libre la gênait. Toujours est-il qu’après avoir décrété qu’effectivement ce genre d’illustrés était en partie responsable de mon attitude, elle conseilla à ma mère de s’en débarrasser. Heureusement, après le coup de louche ou de martinet, (je ne m’en souviens plus), habituel, ma mère se contenta de les changer de place....

    Puis un jour, mon père ramena une grosse caisse en carton pleine de livres policiers de la “série noire”dont son chef, comme il l’appelait au bureau, se débarrassait. Cette caisse providentielle déclencha en moi cet appétit de lecture, qui devint rapidement de la boulimie et occupa ma vie bien des années...Par chance, il s’agissait, malgré leur manque de noblesse, de livres bien écrits, d’auteurs connus comme James Hadley Chase. Je n’en sortis pas jusqu’à ce que la caisse soit vide. A la suite de cela, je m’inscrivis à la bibliothèque pour tous (catholique bien sûr) et étanchais ainsi ma soif de savoir...

    Lors de l’arrivée du petit frère, il fallu acheter un autre grand lit, il y eut donc dans la chambre unique, deux grands lits séparés par le petit lit en bois à barreaux familial, coinceur de têtes. Comme je couchais auparavant avec mes parents, il fallu faire une nouvelle répartition. Afin de marquer son ressentiment qui continuait à être vif, ma mère alla dormir avec mon frère Michel alors que je restais dans le même lit que mon père. Cette promiscuité et habitude néfaste, tous les psy d’aujourd’hui le disent, devait par la suite m’infliger d’énormes tourments quand il fallut bien que je me retrouve dans ma chambre seul avec mon lit personnel.

    Les amis que nous voyions se trouvaient bien sur être issus du même milieu que celui que mon père avait fréquenté avant sa “promotion”. La plupart, ouvriers modestes, nous accueillaient avec générosité et ce qu’il pouvaient offrir compte tenu de leurs moyens. J’ai le souvenir de personnes simples et souriantes, toujours là quand un problème nous touchait ou qu’un service devait être donné. Entre autres patronymes, les surnoms étant à l’époque monnaie courante, je me souviens, de “petit Jean”, “Baratin” qui parlait beaucoup ainsi que de la famille Mousseaux. Le père était un grand gaillard au pied bot qui travaillait comme ouvrier chez Gévelot, une fabrique de munitions.

    Pour arriver chez lui, il fallait monter trois étages sans ascenseur. Ils étaient cinq, avec leurs trois enfants dans une seule pièce, mais cela ne les empêchaient pas de prendre la vie du bon coté. Ayant des difficultés à se déplacer, le père n’hésitait pas, quand le besoin s’en faisait sentir, à uriner en public, dans le lavabo de la pièce, car les toilettes n’étaient pas arrivées jusque chez lui.

    Je descendais jouer dans sa cour, une sinistre cour entièrement cimentée, encadrée de plaques masquant toute visibilité extérieure, une cour triste comme un chien attaché... Le seul objet qu’il y avait dans cette cour était, de fait, une niche à laquelle était attaché un chien, que j’observais à distance respectueuse, n’ayant pas encore côtoyé ce genre d’animal...

    Il m’avait été donné de passer une nuit chez eux: le repas du soir se composait exclusivement d’une soupe au lait : oignons roussis dans la poêle, additionné d’eau et de lait, et abondamment garnie de pain coupé. N’aimant pas cela, à cause des oignons sans doute, je les mis dans l’embarras et mon souper se composa donc du grignotage d’une tranche de pain légèrement garnie de margarine. Madame Mousseaux à toute sa vie été fidèle à cette amitié, même après le décès de son mari, mort rapidement. Elle fut présente à la sépulture de chacun de mes parents, me gratifiant d’un sourire, et sachant qu’elle n’avait pas, malgré les rencontres espacées, à me rappeler son nom.

    Mes années de formation religieuse, avaient, comme je l’ai dit, rempli, surtout au commencement, mon esprit d’épouvante, ce qui en réalité était bien le but à atteindre. Avec le temps, et les accommodements de ma conscience, j’en vins à porter un regard plus détaché sur les dogmes. Cependant le mal était fait et ma lutte interne du bien contre le mal dura jusqu’à ce que des explications satisfaisantes me permettent d’en comprendre le mécanisme et me rendre la paix.

    Compte tenu de mon caractère, il me fallut tout savoir sur les fonctionnements intimes de ce monde invisible. Hélas mes très nombreuses lectures, tout en m’éclairant sur les sujets qui ne m’intéressaient pas, me firent toutes buter sur des incompréhensions que les catholiques appelait des “mystères”. Rien de ce qui pouvait satisfaire mes curiosités ne me fut accordé, je butais toujours sur ces fameux mystères, quelle que soit la voie que je pouvais emprunter. Alors.... je priais: pour que mes parents ne se disputent plus, pour être meilleur, plus gentil, plus ceci, plus cela. À ce moment je ne savais pas qu’on pouvait prier pour avoir de meilleures notes ou trouver une pièce de cinq francs. Je guettais les signes de ce que mes instructeurs nommaient un appel ou une conversion, citant nombre de personnes qui en avaient bénéficié... mais rien. La messe était une corvée, le catéchisme à vomir d’ennui, les prières, identiques et cent fois répétées s’étaient vidées de leur sens, et la confession me faisait horreur. Quand plus tard, je me suis aperçu que j’allais au culte pour faire plaisir aux uns et aux autres, je compris qu’il était temps d’arrêter.

    Oui, mais me tourner vers quoi? Car j’avais malgré tout saisi qu’il y avait un Dieu dessus de nos têtes, je ne disais pas à l’intérieur de nous, n’ayant pas encore compris cela. Dieu, malgré qu’il soit indéfini, avait une existence, théorique il est vrai, mais puisque tout le monde, y compris des gens que je respectais, disait qu’il existait, il me fallait bien admettre sa présence.

    Donc me tourner vers où? Vers quoi? Afin aller plus loin. Les catholiques s’étant évertués a démontrer que tout ce qui n’était pas catholique était hérétique, même les protestants ne trouvaient pas grâce à leurs yeux.... alors ne parlons pas des bouddhistes! Je restais donc là avec mes interrogations. Tout finissait par se mélanger et je ne m’y retrouvais pas.

    Je dus rester dans ce no man’s land quelques années. Mais, et je ne le savais pas encore, il s’agissait en fait d’une préparation et ce qui m’attendait était inimaginable....

    Dans les derniers moments de notre séjour de la rue Saint Nicolas , nous eûmes le plaisir, de pouvoir bénéficier, grâce à l’achat, à crédit, de notre premier poste de radio. Il prit, compte tenu de son importance, une grande place, à la fois sur le buffet, et dans nos loisirs.

    Le soir, nous nous asseyions alors sur des chaises et regardions... le poste: surtout pour les aventures de la famille “Duraton” que mes parents ne pouvaient déjà plus rater, et le midi pour les jeux de “Zapy Max”. Le reste du temps les chansons à la mode de Georges Guétary, Tino Rossi, des compagnons de la chanson, Patrice et Mario, nous berçaient de leur douce mélodies amoureuses.....

    Les cadeaux de noël aussi avaient changé : à l’orange et aux croquettes habituelles s’étaient ajoutés, d’abord deux soldats de plomb et l’année suivante une diligence en plastique avec chevaux et personnages complémentaire. Puis ce fut une trottinette, et enfin, la dernière année avant notre départ, un magnifique vélo rouge dont je devais abondamment me servir dans le périmètre imparti.

    Les premières douches , prises aux bains douches municipales du quai Béatrix de Gavre me firent connaître, certains samedis, le plaisir de l’eau chaude, d’abord en compagnie de mon père, puis pudeur aidant, rapidement seul. On nous donnait à l’entrée, en échange d’une modeste participation un petit berlingot de shampoing Dop, dont nous avions à choisir la couleur dans la boite les contenant, et qui, à l’usage, me piquait les yeux. Il n’y avait de douches nulle part à cette époque, seuls les plus aisés bénéficiaient d’une salle de bain avec baignoire, mais c’était assez rare. La toilette s’effectuait au gant et savon de Marseille, devant le lavabo quand il y en avait un, mais plus souvent devant l’évier de la cuisine....

    Il faut, quand on se trouve dans ma chère Guadeloupe, aller voir le jardin botanique à Deshaies, à quelques lieues d’ici. C’est toujours un enchantement. Cette propriété, qui appartenait à Coluche a été admirablement mise en valeur et tout y est bien entretenu. D’abord, dès l’entrée, se prélasse un grand bassin agrémentée en son centre d’une île plantée de cocotiers et garnie de nénuphars aux fleurs pointues aux délicates couleurs tirant sur les tons mauves et rosâtres. Les carpes “koï” qui le garnissent, viennent saluer les visiteurs et se battent pour un morceau de pain. Tout le parcours, qui dure de deux à trois heures est planté de fleurs, arbustes et arbres extraordinaires. Cela fait un mélange de couleurs et de formes spectaculaires.... des hibiscus, héliconias, roses de porcelaine, bougainvilliers et des centaines de fleurs inconnues.

    Dans une volière, des magnifiques oiseaux de la taille d’une grive, habillés d’un plumage aux incroyables couleurs, des loris, viennent boire du lait de coco sucré dans des gobelets que les visiteurs leur tendent. Mais il y a aussi des aras, flamands oranges, des cactées, et la maison de Coluche, en bois, un peu en contrebas, face à l’île de Montserrat et à la baie de Deshaies. Un peu plus haut se dresse un immense ficus de huit à dix mètres de hauteur, ficus dans lequel Coluche avait aménagé une cabane et où le soir venu il admirait les somptueux couchers de soleil sur la mer des caraïbes.

     

     


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    Chapitre 3
     

     

     

     

    CHAPITRE III

    L’évènement suivant qui apporta un changement important dans ma vie fut notre premier déménagement. Nous passions de la Rue St Nicolas à la rue du Vieux St Louis: un saint en remplaçait un autre, et si Saint Nicolas ne m’avait pas fait de cadeaux, Saint Louis ne fut pas non plus pour moi un symbole de justice...ils travaillèrent l’un comme l’autre, en quelque sorte, en “contre emploi”.

    Mais avant d’aller plus avant, faisons une petit pause...

    Arrivé à ce point du récit, je devais avoir un peu plus de dix ans. J’abordais donc ma préadolescence. Que pouvait-il bien se passer dans ma tête à cette période.

    Je n’avais même pas bénéficié de la T.M.G : tendresse minimum garantie, avais souffert d’une absence de connaissance de mes origines familiales, été gratifié d’une éducation chaotique dominée par les objets contondants et pour finir subit une formation religieuse traumatisante: Voila pour le débit...

    Au crédit : une faculté d’adaptation aux circonstances qui m’avait permis de bien profiter des bons moments, et de l’appui de gens qui m’aimaient bien.

    Et puis aussi, à ranger dans la case profits, ce que je considère comme un atout majeur et qui s’est vérifié par la suite ne pas être un hasard : la révélation, au cours de mes tout premiers moments de vie, mais je n’en avais pas conscience à ce moment, des défis que j’avais choisi de relever. C’est beaucoup plus tard que je pris conscience de ce fait, me rappelant précisément le moment où arriva ce dévoilement. Le croirez vous, ce fut pendant un moment de contemplation des mystérieuses figures de ma tête de lit, vous savez bien, celles dans lesquelles je pouvais voir l’univers .....

    Toute la vie se déroule en fonction de l’acceptation de nos défis, et là je suis certain de ne pas être une exception, car il en est obligatoirement de même pour tout être humain vivant sur terre. Dans le cas contraire, la vie serait sans signification.

    Quand bien même, et pour la majorité d’entre nous il en est ainsi. Nous n’avons pas conscience du schéma de vie choisi, ce schéma est cependant là, gravé dans l’inconscient de chacun, et les expériences de la vie qui nous sont proposées au gré des évènements et des rencontres en sont la résultante.

    L’acceptation confiante de ces défis que la vie nous met en mesure d’expérimenter puis de dépasser, se trouve être la seule possibilité de les franchir avec succès.

    En ce qui me concerne, leur révélation se devait de représenter une aide supplémentaire compte tenu de la barre assez haute qui m’était présentée. La récompense promise en cas de succès, pouvait se trouver au rendez-vous, et à la hauteur de l’exigence.

    Je suis persuadé que c’est cette certitude inconsciente, mais inscrite profondément au coeur de mon âme, qui m’a permis de cheminer au travers des aléas et de me retrouver tel que je suis aujourd’hui....

    Et puis, pour m’aider également, j’avais très souvent l’impression de ne pas être seul, non pas avec cet ange gardien dont la religion avait fait un directeur de conscience, mais avec la compagnie d’un personnage invisible, présence neutre et bienveillante, qui m’acceptait comme j’étais, et me regardais vivre sans jugement ni contrainte, en observateur rempli d’amour.

    Il m’est arrivé souvent de ressentir cette présence et de me retourner pensant que j’étais suivi. Les circonstances de la vie, bien plus tard, me confirmèrent que ces impressions étaient bien réelles.

    Comme chaque individu, je n’étais pas sur terre par hasard, mais parce que je l’avais choisi, et au fond de moi, je savais que la raison de ma présence ici était belle et que cela valait la peine d’être vécu.

    J’avais conscience déjà de n’être pas comme tout le monde : Mes raisonnements ne correspondaient pas à la norme, je choquais, attirait les surprises et incompréhensions, je n’étais la plupart du temps pas très bien compris et cela me valut souvent, encore aujourd’hui, de recevoir bien des coups, qu’ils soient réels pendant longtemps, et virtuels ensuite.

    Je vous laisse le soin de deviner quels sont ceux qui me firent le plus mal!....

    Je ne savais pas que j’étais là pour servir, pour aider, mais déjà tout se mettait en place pour me le faire comprendre....

    Avec tout ce qu’ils m’avaient fait subir, pouvait on dire que j’aimais encore mes parents?

    Oui, je les aimais, je n’avais jamais cessé de les aimer, j’étais leur enfant, et ce lien si difficile à détacher plus tard, n’est difficile à rompre que parce qu’il est solide. Beaucoup n’y arrivent pas, mes frères en furent le dramatique exemple. D’autres, beaucoup d’autres n’y arrivent également pas, et pourtant c’est le premier défi à relever. En cas d’échec commence l’impression de tourner en rond, de ne pas évoluer, de répéter inlassablement les mêmes erreurs...

    Ces parents que nous avons choisis sont les meilleurs pour nous, pour notre évolution, quoi qu’ils fassent et chaque enfant le ressent bien. Même les enfants abandonnés n’ont d’obsession que dans la recherche de leurs origines, et quand elle aboutit, le lien est encore là, aussi fort et puissant.

    Je lisait cette semaine dans” France Antilles”, le quotidien de la Gwad , le récit au tribunal de trois petites filles martyrs qui, après avoir eut par leur père et mère, l’une la main trempée dans l’eau bouillante, l’autre des coups sur tout le corps, le dos brûlé au deuxième degré avec un fer à repasser, une fracture de la main, des coups de ceinture , de bâton, des piqûres volontairement données par un scolopendre dont on connaît ici l’atroce et longue douleur etc...Elles demandèrent toutes trois à retourner chez leur parents, s’accusant mutuellement d’être elles mêmes les auteurs des sévices afin que leurs parents ne soient pas condamnés. Elles déclarèrent devant le tribunal “ j’aime mon papa, j’ai honte pour lui qu’il soit là”. La seule excuse des parents étant , selon la défense, d’avoir été eux-même maltraités dans leur enfance...ceci, je crois en dit long sur la force du lien entre parents et enfants...J’étais un privilégié par rapport à ce qu’elles avaient subi... tout est relatif...

    Quand je pense à l’enfance de mes parents, j’imagine qu’elle fut bien pire que la mienne car je les avais avec moi. Eux, par contre, quand ils étaient petits, ils vivaient seuls, ou pratiquement, n’ayant pour répondre à leur besoin affectif, l’une qu’un oncle violent, l’autre qu’un frère jumeau. Ils n’avaient rien reçu et malgré tout ils ont donné, un peu, rien qu’un peu, mais ce peu, pour eux, pour moi, c’était beaucoup.....

    Depuis quelque temps déjà, mon père parlait d’une possibilité de logement à loyer réduit, par l’intermédiaire de la SCOMAM, l’usine où il travaillait. Il s’agissait d’une maison que la société avait acquise afin de servir d’hébergement aux cadres en transit ou en attente de logement. Cette maison bourgeoise de deux étages n’était utilisable en fait que pour deux ménages, seul le rez de chaussée et le premier étage étaient aménagés.

    Cependant, à la suite d’une demande de mon père, par un intermédiaire, on disait aussi par “piston”, les combles furent préparés afin que nous puissions y habiter. Un WC fut installé, du papier peint posé et le logement devint possible.

    L’appartement se composait: d’une pièce principale, de deux chambres assez grandes, et de deux débarras: un tout petit et un autre un peu plus grand dans lequel les toilettes était installées.

    Mais il s’agissait malgré tout de combles, c’est à dire que les ouvertures, petites et situées en hauteur ne permettaient pas de voir à l’extérieur. La lumière n’y entrait pas car des grands marronniers lui en interdisaient l’accès. Une seule pièce, qui devint rapidement ma chambre bénéficiait d’une fenêtre à hauteur normale donnant sur la rue.

    Cette maison, située à cent mètres de l’usine, côtoyait la rivière, il suffisait de traverser la rue pour arriver sur le halage.

    Il fallut dans un premier temps s’habituer au bruit de la rue assez passante, à celui du barrage situé un peu plus loin sur la rivière, et également au passage des trains sur le viaduc situé à proximité.

    Bien que le logement possédât une pièce de plus, la sensation d’être enfermé n’aida pas à faire en sorte que je m’y plaise et les évènements qui s’y déroulèrent dès les premiers temps de notre séjour ne contribuèrent pas, non plus à me le faire aimer.

    Le premier étage était habité par un ménage sympathique, les Pichet, venant de la Charente. Le mari était cadre et ils avaient deux filles assez jeunes. Ils devaient vivre là peu de temps, jusqu’à l’achèvement de la maison qu’ils faisaient construire. Ils nous fréquentèrent peu, les différences de classe étant à cette époque encore plus marquées que maintenant

    Le rez de chaussée du bâtiment était provisoirement inoccupé, car peu logeable, l’entrée et l’escalier partageant en deux l’appartement.

    Deux grands lits prirent place dans une chambre et un autre lit me fut octroyé dans ce qui devait être ma chambre un peu plus tard, car au début, je n’acceptais pas d’y dormir. Elle était séparée de celle de mes parents par la pièce principale et un couloir, donc isolée. Après un essai non concluant je décidais de rester coucher avec mon père. Cependant, mon jeune frère, Raymond grandissait et il a bien fallu se résoudre à lui laisser la place, et ce fut pour moi le début d’une grande infortune ....

    Tous les psychologues vous diraient aujourd’hui que l’erreur principale à ne pas commettre est d’accepter des enfants dans le lit parental: imaginez que pour moi cela durait depuis dix ans..... La terreur qui m’empêcha de dormir pendant des mois fut réelle et bien des fois je dus en pleurant rejoindre la chambre de mes parents, ceci, jusqu’à ce que je puisse m’habituer à dormir seul. Je ne souhaite à personne de connaître les affres par lesquels je suis passé. Le seul fait de voir arriver le moment où je devais aller me coucher m’angoissait déjà. Alors, une fois dans mon lit, je rabattais le drap sur ma tête et écoutait... Le moindre bruit prenait des proportions terrifiantes, je ne m’imaginais rien, pas même des voleurs, ni des fantômes, si peut-être un peu des fantômes,...il fallait bien habiller mes peurs... Mais c’était plutôt de l’angoisse à l’état pur, sans justification, sans raison. On explique cela aujourd’hui par des motifs psychologiques. Je préfère penser que pendant la nuit, le mélange des corps crée des attractions magnétiques. Dormir seul rompt cette osmose rassurante, créant un vide qui déstabilise le mental. Bref quelles que soient les causes, j’eus pendant des semaines, même avec la veilleuse que mes parents avaient posée au dessus du lit une trouille carabinée qui fort heureusement s’atténua, pas assez vite à mon goût, jusqu’à disparaître.

    Mon entrée en sixième aux “cours complémentaires”; se déroula normalement. Pour me rendre au collège, je devais traverser la rivière sur une passerelle en fer, posée sur les socles des piliers soutenant le viaduc, puis, après avoir longé le quai quelques instants, monter la rue Magenta et par une traversière gagner la rue Crossardière où se tenait l’établissement; situé en face de la gendarmerie.

    Je restais cinq années dans ce collège, ayant redoublé ma quatrième par manque de travail. Il faut dire, sans que cela justifie quoi que ce soit, que ma mère ne pouvait m’apporter aucune aide, non pas qu’elle fut sotte, mais parce qu’elle même, n’avait effectué que des études succinctes. Ensuite, elle du seule apprendre la langue, avant de pouvoir, difficilement la lire et encore plus tard, difficilement l’écrire. En fait elle ne savait écrire que quelques mots parsemés de fautes d’orthographe. Je ne l’ai jamais vu lire un livre. Les seules lectures qui l’intéressaient étaient celles des romans photos : “Nous Deux” et Confidences” que le matin très tôt, car toute sa vie elle s’est levée aux aurores, elle déchiffrait lentement.

    En ce qui concerne le soutien scolaire de sa part : néant. Les seules questions qu’elle me posaient régulièrement furent “as tu fait tes devoirs, as tu appris tes leçons”, questions auxquelles bien sûr je répondais toujours par l’affirmative...Par la suite, avec mes frères elle essaya bien de faire réciter quelques leçons, mais comme l’un comme l’autre ne se sont jamais intéressés à se remplir la tête, elle les abandonna bien vite à leur ignorance.

    Alors mon père diriez-vous.? Hélas, le soir, il n’était jamais à la maison avant que je ne me couche, préférant les libations alcoolisées euphorisantes et désinhibantes à de tristes calculs et récitations. Comme il ne s’était jamais intéressé en primaire à mon éducation scolaire il manifesta ensuite la même indifférence. L’école était obligatoire, j’y allais, point final.

    On ne peut pas dire que ma scolarité m’ait particulièrement arraché des cris d’enthousiasme. Mes parents, en plus des leurs différentes incapacités individuelles se trouvaient bien trop occupés par leurs problèmes relationnels et se désintéressaient totalement de mon avenir, pressés de me voir travailler afin de rapporter à la maison de l’argent frais afin d’équilibrer le budget.

    Au fil des classes, j’eu de bonnes notes dans les matières où j’étais naturellement bon, des mauvaises notes dans celles où j’étais mauvais, et des notes moyennes dans les autres matières au gré des circonstances.

    Pour les bonnes notes : le français car il n’y avait rien à apprendre et je vivais depuis longtemps dans un monde imaginaire qui m’avait permis de développer des idées; bonnes notes également en algèbre et arithmétique car çà « coulait « tout seul. Pour les mauvaises notes : physique chimie, sciences naturelles, car il fallait apprendre et en ce qui concerne les notes moyennes: l’histoire lorsque le sujet m’intéressait ou quand le professeur était sympa, la géographie quand il fallait rédiger ou quand j’étais à côté d’un bon élève, et l’anglais car le professeur était sévère. J’étais également très mauvais en sport, car mon poids m’interdisait toute course rapide, monter à la corde et encore moins le saut en hauteur...

    Fort heureusement pour moi, je retenais vite et bien, et une seule lecture dans les couloirs à l’interclasse me permettait de sauver l’essentiel en cas d’interrogation. Il en était de même pour les devoirs, généralement recopiés sur les cahiers des copains avant d’entrer en classe.

    J’eus malgré tout des prix et des accessits régulièrement. Je passais mon certificat d’étude, déjà tombé en désuétude, pour m’amuser un peu. Je préparais, ce qui est un bien grand mot, au fil des années, le B.E.P.C. qui devait me permettre de trouver un emploi, ainsi que mon père l’avait envisagé, dans la société où lui-même travaillait.

    Mes souvenirs scolaires correspondent pour beaucoup, comme je l’ai entendu pour mes enfants, aux bêtises que j’ai pu faire, et aux blagues sur les différents professeurs qui ont malgré tout essayé de m’instruire. Je ne manquerais pas de vous octroyer leurs surnoms : honneur au directeur : Albert Legendre, fan de sport, dont je fus l’ami d’un de ses fils, et que bien sûr on surnommait gentiment “bébert”. Le frère de M. Legendre était lui, professeur de chimie, et je présume comme beaucoup d’autres, fort maladroit dans la manipulation des éléments dont le mélange lui “pétait au nez” de temps en temps. Son surnom c’était “hachis”, le pauvre chuintant un peu les “s” avait , à son arrivée aux cours complémentaires, en entrant dans la classe où tous étaient debout, sans doute, pour asseoir son autorité, gratifié les élèves d’un sonore “assis!” qui dans sa bouche se transformais en ...! S’étant aperçu des sourires provoqués, il modifia son “hachis” en “acheyez-vous!” ce qui était nettement moins drôle”. Il y avait aussi : “tsoin tsoin pour le prof de sciences M. Marsouin et “cranechauv’quanoeil” pour un prof violent, affublé d’un physique particulièrement disgracieux. Je vous fais grâce du reste, le vocabulaire de potache ne méritant pas qu’on s’y attarde plus longuement....

    Voila, les amusements qui nous distrayaient de la monotonie des heures de cours...Ajoutons à ces délicates dénominations, les traditionnels fluides glacial, punaises sur les chaises des profs, et autres morceaux de craie sous les pieds des bureaux , terminons par les vénérables lances boulettes obtenus avec des stylos bic démontés et, à la saison, pourquoi pas?, les hannetons ramassées dans des boites qu’on ouvrait insidieusement au moment le plus favorable, déclenchant un magnifique vol bruyant, ce qui me valut une ou deux après midi de méditation dominicale obligatoire dans l’établissement.

    J’étais donc un élève moyen, pas très travailleur, pas très motivé, pas trop chahuteur, mais quand même assez pour passer quelques dimanches après-midi en colles en compagnie des internes, cependant davantage pour devoir non fait que pour indiscipline.

    Je passais mon temps à l’école, sans avoir conscience qu’il pouvait y avoir un avenir professionnel. J’étais en plein dans la catégorie sociale de mes parents : employé, ouvrier et l’ambition ne m’effleurait même pas. Je me souviens de mes pensées de cette époque où déjà je voyais la vie qu’on traversait comme dans une fusée, me projetant à la retraite et me disant à quoi bon, tout passe si vite que c’est inutile de s’empoisonner la vie à apprendre des choses inutiles... Ce qui vous en conviendrez était une drôle d’idée dans la cervelle d’un garçonnet d’une douzaine d’années. En fait l’avenir me permit de comprendre que ces idées n’étaient pas tout à fait innocentes.

    Ces quelques années de préadolescence furent parmi celles qui me marquèrent le plus. Je me trouvais alors livré à moi même, avec les premières interrogations existentielles de cette période, la découverte de la sexualité, initié par un plus grand, comme c’est normal, j’initiais plus tard les plus jeunes. Je négociais difficilement avec la culpabilité issue de la religion, et tentais d’assumer toutes les mutations physiques et morales qui accompagnent la préadolescence....

    Il faut ajouter à cela mon obésité qui dura, c’est le cas de le dire, “en gros”, de onze à quatorze ans. On dit que les enfants sont cruels entre eux, c’est vrai, mais je dois dire que je déplorais, comme pour Cyrano et son long nez, le manque d’imagination et le vocabulaire particulièrement restreint des mes congénères. Les gracieusetés qui revenaient le plus fréquemment dans leurs propos était, en premier et je lui décerne la médaille d’or : “gros lard”, suivaient immédiatement “gros tas” et “graisseux”. C’était d’une affligeante banalité... il s’y ajoutait bien un vulgaire “tas de m...” ou encore pire un pléonasme breveté “grosse graisse”. Je supportais tout stoïquement, en plus du reste : les disputes parentales m’encourageaient plutôt à me bourrer de sucre qu’à faire un régime.... Il fallait donc supporter les shorts qui remontent par le frottement des cuisses trop grasses, les pantalons difformes car inadaptés au tour de taille. Je me tripotais souvent les plis du ventre en me demandant “qu’est ce que ça fait là?” C’était de l’amour évidemment! La seule façon pour ma mère d’exprimer ses sentiments, elle donnait ce qui lui avait manqué, mais j’aurais préféré une autre forme de démonstration amoureuse....

    Mes parents étaient également arrivés à leur seuil de saturation graisseuse : Mon père dont la taille était inférieure à 1,70m atteignait et dépassait le quintal, ce dont il était fier jusqu’à ce qu’arrivent les problèmes de santé inhérents aux excès culinaires. Le mal au foie, comme par hasard débarqua donc ainsi que le mal aux reins, et bien d’autres petites choses désagréables dont les conséquences furent de voir le buffet de la cuisine s’agrémenter de petites boites colorées. Ma mère n’était pas en reste, ses rhumatismes la faisant souffrir, elle arborait cependant son abondante plénitude avec un certain dédain.

    Toutes ces raisons rendirent donc cette période difficile. Le pire, comme la cerise empoisonnée sur le gâteau à l’arsenic, restait à venir car ce fut en effet le moment que mes parents choisirent pour définitivement régler leur compte.

    Le loyer diminué et les allocations familiales augmentées contribuèrent à un apport financier plus élevé au foyer. Le livreur de viande venait désormais tous les jours. Mon père, jusqu’à présent se contentait du “prêt”, montant prélevé sur son salaire et que lui octroyait ma mère, pour ses besoins personnel. A présent, il commença à retenir la somme qu’il souhaitait avant de lui en donner le solde. Bénéficiant de possibilités financières accrues et donc de davantage d’argent à dépenser, il ne se priva plus de séjourner encore plus longtemps, tous les soirs après le travail, au café du coin qui comme par hasard, se trouvait juste à la porte de l’usine..

    Il rentrait tard, et sous l’emprise de la boisson assez souvent. Après quelques mois de ce régime, ma mère ne faisant rien pour arranger les choses, la violence le gagnât et il me fut donné d’assister, pendant une période bien trop longue à ce qu’un enfant ne devrait jamais voir. Les coups pleuvaient drus sur ma mère, avec des insultes en tous genres, elle se défendait en brandissant une chaise, que mon père balançait avant de rouer de coups ma mère tombée à terre, puis il mangeait, ma mère restant assise par terre à sangloter et il se couchait, ronflant sa vinasse.

    Les séances de ce genre devinrent régulières, une à deux fois la semaine et nous traumatisaient, c’est le moins qu’on puisse dire, mes frères et moi; ils ne s’en sortirent jamais, moi si... Ce spectacle affligeant, maintes fois répétés, me conduisit progressivement à déclencher et nourrir un ressentiment, puis de la haine envers mes parents, surtout dû à la souffrance qu’ils m’infligeaient : Envers mon père parce qu’il buvait et frappait, mais également envers ma mère parce qu’elle le provoquait et déclenchait sa colère et les coups.

    A cette période je n’avais pas connaissance de ce qu’ils avaient eux-mêmes vécus et subis et je ne pouvais constater, sans aucun recul, que les faits bruts, c’est le cas de le dire. J’étais malheureux et à bout : ma mère me frappait encore et mon père aussi quand une réflexion le dérangeait.

    Cela dura longtemps, par période, mais restait toujours latent. Au bout de quelques temps, ayant un peu grandi, il me fut vraiment impossible de continuer à accepter cela. Je ne pouvais déjà, du fait de mon âme sensible, ne pas pouvoir supporter la violence des films au cinéma, mais qu’en dire pour la voir en réalité?

    C’était à la fin de ma scolarité Je trouvais un jour la force d’affronter mon père pour lui signifier que s’il continuait encore, je ne lui adresserais plus la parole. Après la taloche, mon père oublia cela, mais pas moi. Effectivement, dès le lendemain je mis en action ma promesse. Bien sûr, il n’était pas question d’un mutisme total, je répondais par oui ou non quand il m’interrogeait, mais plus aucun commentaire ni demande ni réponse ne sortit désormais de ma bouche, j’étais muet, muré dans ma souffrance et ma colère.... Les scènes ne cessèrent pas pour autant, mais je n’y assistais plus, me repliant dans la chambre...Cependant j’avais encore le son, ce qui revenait pratiquement au même...

    Cependant, petit à petit, je constatais que mon père pliait. Il avait du ressentir ma volonté et les réflexions devaient commencer à cheminer dans son esprit. Il devait penser que je le méprisais, que j’allais fuir ou je ne sais quoi. Et puis peut-être, constater tant de volonté de la part d’un petit bonhomme avait du commencer à le mettre en face de lui-même, lui faire honte. Après avoir perdu l’estime de sa propre femme, perdre l’estime de ses enfants devenait sans doute pour lui, le début de la déchéance.....

    Alors, les coups cessèrent, je voyais mon père devenir de plus en plus malheureux, et cela me touchait. Devant sa bonne volonté, et je vis un jour ses yeux suppliant de chien battu briller de larmes lorsque je ne répondis pas à une question qu’il me posait. Je ne pu résister plus longtemps et lui signifiait alors ma volonté de reprendre le dialogue, ce qui eut pour effet immédiat de déclencher chez mon père une bonne grosse crise de larmes salutaire qui fit du bien à tout le monde....

    Ce fut également pour moi un moment très important, car par cet acte je commençais à desserrer le lien, à entrer dans mon premier défi, à posséder la première partie de mon examen de passage dans l’âge adulte, examen que je devais réussir entièrement quelques années plus tard.

    Leur lutte interne régulière n’était pas la seule cause de ce climat tendu. Mes frères ayant quelques peu grandis, ils dormaient donc, l’un avec mon père, l’autre avec ma mère, ceci jusqu’à une période d’armistice, pendant laquelle mes parents décidèrent enfin de partager leur couche. Le lit de mes frères, vint de ce fait encombrer ma chambre dans laquelle je commençais à avoir mes habitudes.

    Donc, comme si c’était nécessaire mes parents élurent chacun leur chouchou. Tout naturellement ce fut celui qui dormait avec chacun d’entre eux qui devint leur champion. Raymond ce fut mon père, Michel ce fut ma mère.

    A partir de ce moment, les repas surtout, mais toutes les occasions devinrent bons pour les affrontements, par enfants interposés. Raymond dont le passé maladif avait laissé quelques traces capricieuses, ne se gênait dorénavant plus, se sentant soutenu par mon père, pour refuser de manger tout ce qu’on lui servait et réclamer autre chose avec des commentaires d’usage sur la mauvaise qualité de la nourriture. Attitudes qu’il a d’ailleurs gardée jusqu’à la fin de vie de mon père, déclenchant à trente ans, les mêmes réactions colériques...., mon père, approchait alors de la soixantaine....! Quand même! Et les affrontements, plus courts il est vrai, mais aussi insultants recommençaient, chacun prenant fait et cause pour son champion.

    Je me trouvais au milieu de cette ambiance, me taisant le plus possible sous peine de servir d’exutoire à ces puncheurs déchaînés. Mon mutisme ne m’empêchait pas de prendre de temps en temps ce qui me revenait, mon “air narquois” dont je n’avais pas conscience, devenant alors le prétexte de la frappe.

    Dans le fond, ceci fut cependant un bien pour moi, mes parents tout occupés à la surprotection de mes frères me lâchaient un peu. Malheureusement, ce fut par voie de conséquence mauvais pour mes frères qui accentuèrent leur dépendance et furent condamnés à vie à bénéficier de l’appartement et de la sollicitude parentale....

    Je fus aidé dans mes timides tentatives de conciliation par l’installation d’un couple assez jeune dans le logement du rez de chaussée resté vacant comme je l’ai dit pour cause de praticité, le couloir d’entrée coupant en deux le logement. Sortis d’un milieu modeste l’un comme l’autre ils se prirent par miracle, et pour des raisons que je n’ai jamais vraiment comprises, de sympathie avec mes parents et réciproquement, ceci pour une longue durée qui se les fit suivre les uns les autres au gré des déménagements successifs.

    Cette arrivée dans notre vie de la famille David et la façon de Gilbert, le mari, de prendre mon père à la rigolade dans ses crises de grogne, aida à résoudre bien des problèmes. Ils nous apportèrent bien plus que cela, car leur simple présence, d’ailleurs très fréquente dans notre appartement, représentait chaque fois une trêve bienfaisante dans notre climat hypertendu. Je les voyais arriver, mes parents aussi, avec bonheur, et les noëls, et fêtes que nous passâmes ensemble nous firent renouer avec les plaisirs de la convivialité.

    Afin de passer ma communion solennelle à Saint Vénérand avec les copains, je continuais à fréquenter quelques temps la messe dominicale de cette église désormais assez éloignée. Pas toujours avec assiduité car il m’arrivait de donner l’argent de la quête à un malheureux tendant sa casquette sur le parvis et de passer l’heure destinée au remplissage de mon âme pour la semaine, à quelques pas de là, dans l’atelier d’un peintre naïf qui m’avait fait l’honneur de m’accepter à condition que je ne dérangeât point. Il y avait une pièce au rez de chaussée où il exposait ses tableaux et une autre à l’étage qui servait à tout: dormir, manger, peindre. Lorsqu’il descendait recevoir un client, je m’empressais de jeter un coup d’oeil derrière la porte; c’est là qu’effectivement il remisait ses nus......

    Bref, j’effectuais ma communion solennelle à St Vénérand, dans une belle aube blanche louée pour l’occasion, accompagné de mon obésité qui ne m’avait pas lâché et qui faisait de moi le plus potelé des communiants. Ce fut malgré tout un moment merveilleux. Comme me dit Mme Pichet, la voisine du premier étage, dans la courette de ma maison, alors que je laissais les adultes à leurs libations après la cérémonie “Tu as quatre moments dans la vie où tu es réellement à l’honneur, ta naissance, ton mariage, ta communion et ton enterrement, mais tu n’en profiteras que pour deux d’entre eux, alors amuses toi”!

    Ma grand-mère, qui devait décéder peu après m’offrit un gobelet en argent, cadeau royal mais pas de nature à spécialement m’enthousiasmer, d’autres m’offrirent un crucifix à accrocher au dessus de mon lit, pas mal non plus..... Heureusement mes parents m’offrirent une montre, qui à elle seule valait largement tous les autres cadeaux.

    Ma mère souhaitait cependant que je continue à fréquenter les célébrations dominicales après ma communion. N’ayant pas la possibilité de répliquer, étant malgré tout un enfant soumis il me fallut donc m’y résoudre. L’église St Vénérand étant très éloigné et n’ayant plus l’obligation de m’y rendre une fois la communion passée, je dirigeais donc mes pas vers le grand séminaire, où une messe avait lieu tous les dimanches dans la chapelle. Il me fallait juste remonter la pente raide de la rue de l’Ermitage, traverser le pont qui surplombait la ligne de chemin de fer pour me retrouver devant les hauts murs qui entouraient le grand séminaire. Avant d’assister à l’office, que je voyais comme une corvée, je prenais plaisir à attendre, sur le pont surplombant la ligne, le passage régulier du train, afin de me noyer quelques instants dans la fumée blanche jaillissant de la locomotive. Il s’ajoutait à cela le bruit sourd et puissant de la machine et le pincement au cœur en voyant ce monstre se précipiter vers moi de toute sa puissance.

    La messe du grand séminaire ne changeait pas des autre; assis sur mon banc j’en attendais la fin, pensant au programme télé de l’après-midi. Il se produisit cependant un évènement qui devait mettre fin pour une longue durée à ce pensum dominical. Au moment de l’élévation, m’étais-je levé trop brusquement où étais-ce l’effet de l’encens dans l’atmosphère confinée de cette chapelle moins vaste qu’une église, toujours est-il que je commençais à voir des chandelles au milieu des bougies. Je dus sortir précipitamment à l’air frais afin d’éviter de perdre connaissance.

    Au retour, ma mère quoiqu’un peu sceptique, mais pensant à un possible malaise passager, s’inquiéta quand même quelque peu. Je dus cependant retourner au culte la semaine suivante. Le même phénomène s’étant répliqué il me fut désormais permis de rester au lit le dimanche matin, avec malgré tout une idée légèrement culpabilisante sur mes relations avec Dieu qui ne voulait désormais plus de moi chez lui.

    Ma grand-mère mourut, il fallu teindre les vêtements en noir, ce qui fut l’objet d’une crise supplémentaire, ma mère désirant garder un gilet grenat sous son manteau, sans doute autant par provocation que pour marquer le manque de respect qu’elle avait pour la morte... Nous nous rendîmes pour l’enterrement à la chapelle de la maison de retraite de la “Coconnière” situé sur la route du Mans où ma grand-mère passa ses dernières années. Nous évitâmes le trajet en bus grâce à la contribution automobile des enfants du Pépé Placé, lui même décédé deux ans auparavant. Ils souhaitaient assister à l’enterrement et s’étaient pour cela déplacés de la région parisienne. Il n’y avait pas de voiture à la maison, mon père n’ayant pas son permis de conduire, les pieds servaient à aller partout, sans que ce fût pénible. Les grands trajets se faisaient en Bus dont l’aire de stationnement se situait alors au milieu de la place du 11 novembre.

    Même après sa mort ma grand-mère devait continuer à me narguer, en particulier à la Toussaint où nous allions, en bus précisément, déposer sur sa tombe les chrysanthèmes traditionnels. J’étais régulièrement de corvée de portage, au milieu des clients du bus, la plante dans mes bras, rouge de honte jusqu’au moment du dépôt libérateur sur la tombe de ma grand-mère qui devait, là-dessous, me regarder en ricanant...

     

     

    Quand on vient en Guadeloupe, il est un endroit magique qu’il ne faut pas manquer : c’est la porte d’enfer. Il se trouve situé sur la côte Atlantique du nord de la Grande Terre, en contrebas de la route de la pointe de la Grande Vigie.

    L’océan a creusé à cet endroit une passe entre les falaises qui s’étend sur plusieurs centaines de mètres à l’intérieur des terres. C’est un contraste saisissant de voir la mer, généralement très forte à cet endroit, en mélangeant les bleus tendres, les bleus foncés et les écumes blanches, s’engouffrer en grondant dans la passe et quelques brasses plus loin se transformer en plan d’eau calme et chaud où il fait bon se baigner. Cette étendue d’eau est remplie de petits poissons et c’est un régal de voir les pécheurs à l’épervier, à mi-corps dans l’eau, d’un geste majestueux lancer le filet qui souvent se remplit de poissons brillants argentés.

    On part à pied à l’assaut de la falaise calcaire par un sentier ombragé. Arrivé en haut le paysage est saisissant, c’est une harmonie de couleur changeantes, la mer rivalisant de beauté avec le ciel bleuté moucheté de blanc. A l’ouest, l’île de la Désirade en forme de chaussure déforme la ligne d’horizon. Un peu plus loin, il faut se rendre au”trou a man coco”, profonde excavation dans laquelle la mer se jette avec furie. Plus haut encore, sur le plateau, sous le soleil ardent, un paysage de garrigue rempli de buissons de toute nature, d’arbres nains et de plantes grasses s’offre à nos yeux : le frangipanier aux fleurs blanches cirées, le romarin bord de mer, le résiniers nain et bien d’autres plantes qui sentent, celle-ci le lilas et d’autres des arômes subtils indéfinissables. Il faut prolonger jusqu’au trou du souffleur, une bonne ballade plus loin. Il s’agit d’un effondrement du terrain, loin à l’intérieur des terres et dans lequel la mer par un souterrain s’engouffre en soufflant. Juste à côté, protégés de leur chapeau de paille, les pêcheurs d’orphies lancent leurs lignes du haut de l’impressionnante falaise.

    Au retour, la baignade est obligatoire, dans le calme lagon, face à la mer en furie.

    Dans ce nouveau logement, près de la rivière, je dus inventer d’autres jeux, l’eau et ses plaisirs m’attirèrent naturellement, surtout dans l’égout de la fonderie, rejetant un liquide aux jolies couleurs moirées, parfois vertes qui venait se jeter dans la Mayenne. Je m’amusais, sans avoir conscience du risque de brûlures, à édifier des barrages ralentisseurs à l’aide de pierre et de mottes de terre. Il y avait également derrière la maison quelques verdures dans lesquels je récoltais lézard et papillons et où j’imaginais des parcours aventureux en me frayant un chemin parmi les arbustes et les ronces.

    Le dimanche, je me rendais, presque toujours chez ma cousine et j’allais au cinéma avec Annick, leur fille Cependant nous avions changé de lieu de spectacle: Annick m’ayant fait délaisser les films un peu trop sélectionnés et conformistes des Francs archers, pour m’emmener soit au cinéma des variétés au climat intimiste, ou au théâtre, salle immense, avec loges, orchestre et balcons où dominaient les velours rouges et or. Lorsqu’ il n’y avait plus de places, nous allions parfois tout en haut, sur une galerie aux bancs de bois, protégés du vide par une simple rampe de fer, c’était impressionnant.

    Les cinémas étaient très fréquentés à cette époque pré télévisuelle, et parfois nous devions nous contenter des strapontins; cependant au lieu des sièges en bois inconfortables de la salle du patronage, nous avions droit à des fauteuils bien rembourrés. La qualité des films s’était également améliorée, il était même possible, par hasard de voir brièvement une poitrine nue, ce qui me mettait en émoi.

    Ces sorties au ciné durèrent longtemps, jusqu’à ce que je commence à travailler. J’étais devenu petit à petit amoureux de ma cousine Annick, bien sûr sans espoir, mais le plaisir que j’avais à arpenter avec elle les rues peuplées de Laval sous le regard envieux des garçons en recherche de connaissance me remplissait d’aise. J’avais également l’occasion de l’approcher d’un peu plus près lorsqu’elle se mit en tête de m’apprendre à danser. Adorant les bals, elle me préparait alors à l’accompagner. Ces séances de contacts furtifs me laissaient rêveur pendant quelques jours, j’attendais ensuite avec impatience notre prochaine rencontre en espérant qu’elle ait encore envie de m’apprendre la danse...

    Et un jour, je devais approcher de ma seizième année, je m’en souviens comme si c’était hier, je marchais avec Annick sur le Pont Neuf qui enjambait la rivière lorsqu’elle me fit une proposition de flirt à peine voilée qui me fit battre le coeur une vitesse folle, me rendit les mains moites et l’esprit égaré. Il faut dire qu’en l’espace d’un an, j’avais poussé comme un champignon et que par cet effet je m’étais affiné au point de me rendre tout à fait présentable pour la population féminine, ce dont je n’avais pas encore pris conscience. Et c’est ma cousine, celle que j’avais admirée en secret depuis des années qui me le révélait! Et que croyez-vous qu’il arriva?..... Rien, rien de rien... Aussi bête que je le fus plus tard dans de nombreuses circonstances analogues, je déclinais royalement sa proposition, moi qui depuis des années rêvais de lui tenir la main! Mon absolue timidité, qui se manifestait encore plus à l’égard des filles, et qui provoquait, en même temps qu’un rougeoiement total de la face qui ferait honte à une borne d’incendie la perte de la totalité de mes moyens, avait encore frappée.

    Inutile de dire que la proposition ne se renouvela point, et quelques temps après, la fin de nos sorties coïncida avec mes recherches maladroites de l’aventure féminine.

    C’est à cette période que ma mère découvrit ce qui devint la passion qui ne la quitta pas de toute sa vie : Les courses de chevaux. La Mayenne était et est encore, un département d’élevage des chevaux de course, en particulier des trotteurs. A ce titre, et plusieurs fois l’année, la société des courses organisait sur l’hippodrome de Bellevue à Laval des réunions hippiques qui attiraient un monde fou. Nous allions coté pelouse, à l’intérieur de l’anneau de course, avec le petit peuple aux petits moyens. Une seule baraque de paris s’y tenait, mais il y avait une ambiance bon enfant qui me ravissait. On y voyait moins bien que de l‘autre côté de la piste appelé «  le pesage » garni de hautes tribunes de béton. Bien entendu toutes les animations avaient lieu là-bas : les joueurs de cors de chasse qui se produisaient aux intercourses et dont nous entendions le son assourdi, le va et vient des chevaux qu’on attelait, soignait, le rond de présentation qui permettait d’approcher des très près nos équidés.... J’ai envié pendant longtemps cet endroit privilégié où nous avons fini un jour par nous rendre et qui était vraiment beaucoup mieux à tous les points de vue. Il n’empêche que, plus tard, il m’arriva, seul, de me rendre, surtout les lundis, jour des connaisseurs, au milieu de cette pelouse où les gens se parlaient comme une famille, échangeaient leurs impressions, se demandaient entre eux le nom des favoris et se partageaient la bière de la buvette quand ils avaient gagné...

    Pendant cette période je me mis à fréquenter un endroit qui me fournit par la suite beaucoup d’amis et où j’eus bien du plaisir, il s’agissait de ce qu’on appelait les baraquements du palais de l’industrie. : A la fin de la guerre, dans le but de loger les déshérités il fallut construire, en préfabriqué, des logements simples, collés les uns aux autres, couverts de toile goudronnée et tapissés de bois à l’intérieur, ceci dans différents endroits de la ville. Ceux situés à coté du palais de l’industrie recueillirent beaucoup de mes pérégrinations ultérieures.

    Le Palais de l’Industrie était un immense bâtiment de briques rouges composé de deux bâtiments rectangulaires joints entre eux par un autre bâtiment, plus bas, de même nature. L’ensemble était très imposant et occupait toute la largeur de la place. C’était le lieu où se déroulaient toutes les manifestations importantes de la ville: Réunions de boxe, arbres de noël, foires exposition et surtout bals et sauteries, ces dernières se déroulant l’après-midi. Etant autorisé à sortir seul l’après-midi c’est un endroit qu’à partir de seize ans je devais fréquenter assidûment.

    A la droite de ce palais, cachés par une allée de marronniers s’allongeait quatre rangées de baraquements, d’une dizaine de logements chacune. C’est dans un de ces logement que vivait désormais mon oncle Auguste frère jumeau de mon père. Il avait eu une chance phénoménale de se faire séduire, car je ne crois pas que ce fut l’inverse, par une divorcée de sept enfants, qui en avait à l’époque encore deux à sa charge et qui en des circonstances indéterminées avait réussi à attirer à elle ce bon garçon pusillanime.

    Ce fut pour lui une bénédiction, il éleva comme les siens les enfants restants et bénéficia toute sa vie de la sollicitude de sa bien aimée, prénommée Juliette, qui avait l’immense mérite d’être dévouée, d’avoir du caractère, d’être intelligente et d’aimer le vin de Bordeaux. Elle avait une voix forte et même si ma mère ne l’aimait pas beaucoup, il nous est arrivé de temps à autres selon la volonté de mon père, de nous rencontrer pour un repas en commun. J’ai pu alors me rendre compte à quel point mon oncle, promis à un avenir médiocre de solitaire, s’était épanoui après la rencontre de cette femme. Elle dirigeait toute la maisonnée avec une poigne de fer, mais donnait l’impression à tout instant que c’était l’oncle qui conduisait la manoeuvre et pour ce faire elle le valorisait constamment, faisant semblant de lui obéir avec respect lorsqu’il élevait la voix. Elle aimait bien son “Papy” comme elle l’appelait, et ses enfants ont toujours respecté celui qui aida sa mère à les élever. Jusqu’à la fin elle se dévoua à ses côtés. Le caractère anxieux et mélancolique de mon oncle ne s’arrangea pas avec l’âge et le conduisait de plus en plus souvent à des états dépressifs que les médicaments soulageaient à peine. Malgré cela elle fit preuve sans faiblir à la fois de douceur et de fermeté pour permettre à mon oncle de passer une fin de vie agréable.

    Je fis donc mon entrée dans ce lieu dit « les baraquements », grâce à mon oncle. Accompagné par le jeune de la maison Gérard, le dernier des sept enfants, je découvris toute la faune alentour, précédée d’une fort mauvaise réputation. En ce qui me concerne, je m’y suis rendu seul très souvent, sans aucune appréhension et sans n’avoir jamais reçu de réflexions d’aucune sorte. Je pus constater une fois encore que la pauvreté se trouvait comme toujours marginalisée, sans véritable raison que celle d’avoir provoqué l’inquiétude chez ceux qui ne l’avaient jamais côtoyée. J’allais souvent aux baraquements pour d’autres motivations que celle de rencontrer mes amis : il y avait en effet une promiscuité intéressante avec l’ élément féminin , pas très farouche, et qu’à défaut de toucher, je pouvais regarder vivre tout à loisir.

    Mon ami Gérard m’entraîna avec lui dans bien des logements alentour; me donnant l’occasion d’y faire des relations intéressantes. J’y trouvais même celle qui, à l’occasion d’un bal, allait m’octroyer les faveurs de mon premier baiser.... comme pour elle il s’agissait également d’une première, la satisfaction mutuelle en fut d’autant plus complète. Mais n’allons pas trop vite....

    Je ne voudrais pas à présent que mes parents apparaissent comme des personnages brutaux et vulgaires. C’était loin d’être le cas. En ce qui concerne mon père, élevé avec son frère jumeau jusqu’à dix ans, il n’avait, je suppose, pas bénéficié de beaucoup d’affection de la part de ses parents jusqu’à cet age, le milieu commerçant, encore aujourd’hui et du fait de son obligation de présence à la clientèle, ayant beaucoup de mal à assurer une disponibilité propice aux écoutes et câlins.

    Mon père choisit par obligation, celle-ci étant enceinte, mais peut-être aussi par amour, une femme qui, elle même, cela se voit sur la photo de leur rencontre, ressemblait à un monument de souffrance. Malgré toute son attention, il ne put jamais réellement lui apporter la sérénité nécessaire à une bonne entente.

    .

    Mon père était quelqu’un de bon, cela paraît bien surprenant après ce que j’ai écrit, mais c’était vrai. En dehors de la maison, il était respecté et aimé de ses amis. Lorsqu’il eut un peu d’argent il n’hésita jamais à aider un camarade en difficulté. Ses mouvements d’humeur nous étaient réservés, malheureusement autant à la maison qu’à l’extérieur, où ses explosions déclenchaient, à ma grande honte, les ricanements embarrassés des passants. Il octroyait également ses humeurs, cependant en moins violent car n’ayant pas de réplique à sa mesure, à son frère jumeau, mais je crois davantage sous forme de jeu. Il avait un tempérament colérique et soupe au lait; il explosait certes tout de suite mais se calmait aussitôt. Cependant ce tempérament explosif existait surtout par les réponses aux provocations, ce dont ma mère et mes frères ne se privaient pas.

    Il ne manquait pas non plus de courage : je me souviens, qu’un soir , en passant devant le square de la place de la mairie, je le vis séparer deux antagonistes, en sang, qui se battaient au couteau, les spectateurs se tenant à distance....

    Il avait également la fibre sociale, il adhéra longtemps au syndicat C.F.T.C. et participa, sans trop réellement s’engager, à la gestion de la section départementale. Il s’occupait aussi du comité d’entreprise de l’usine et de la caisse d’entraide dont il était la plaque tournante. Il s’agissait d’une sorte de mutuelle destinée à venir en aide aux ouvriers dont les moyens ne permettaient pas de régler leurs prestations médicales. Il fut également pendant quelques années assesseur au conseil des prud’hommes du fait de son appartenance syndicale.

    Il savait être doux et tendre, il suffisait de savoir le prendre et le jeune couple des David, du rez de chaussée le prouva. Il les considéra comme ses enfants et ils bénéficièrent souvent de sa générosité. Il ne se mettait qu’exceptionnellement en colère en leur compagnie et lorsque cela arrivait, une simple petite boutade de Gilbert le calmait instantanément.

    Il détestait être négligé sur le plan vestimentaire. Je l’ai toujours vu, malgré sa grosseur, tiré à quatre épingles. Tous les détails comptaient, surtout lors des sorties où cravate avec épingle en or, et chemise blanche étaient de rigueur. Il m’examinait avant de sortir, et rectifiait la veste par ci, le pantalon par là et, ce que je détestais, mouillait son mouchoir de sa salive pour essuyer une tache sur mon visage.

    Au moment de son décès, seul à l’avoir suivi au moment sa mise en bière, il se produisit, alors qu’aucune émotion ne m’affligeait vraiment, un évènement qui me retourna et faillit m’arracher une larme: En arrivant dans la chambre du funérarium je constatais que le bouton de son col était défait et que sa cravate, non serrée était de travers. C’était une situation qu’il n’aurait jamais tolérée et c’est vraiment là que je pris conscience de sa mort.

    Ma mère, de son côté, malgré l’enfance qu’elle avait vécue, n’était pas au fond une mauvaise personne. La période d’adaptation en France étant passée, elle sut me gâter avec ce qui m’avait manqué. Pour mes frères, cette affection possessive de mère poule devait hélas leur jouer un mauvais tour, car elle ne les lâcha pas, et à coups de petits déjeuners au lit, de friandises et d’attentions elle su se les attacher jusqu’à son départ pour l’autre monde.

    Elle avait réussi à se faire un petit réseau d’amis, encore plus dans le milieu des courses de chevaux qu’elle fréquenta de plus en plus assidûment et où elle devint connue au point de toujours trouver, quel que soit l’endroit, une bonne âme pour lui tenir la conversation.

    Malgré qu’elle fut une reine de la provocation, elle ne troublait que ceux qui tombaient dans son jeu et elle se conduisit avec moi, la plupart du temps, surtout dans la seconde partie de sa vie; comme une maman tout à fait acceptable.

    J’ai conscience aujourd’hui d’avoir bénéficié des parents que j’avais certainement du choisir, et qui convenaient à la formation de mon caractère. Le challenge était élevé, à la mesure des récompenses dans la voie qui m’était proposée.

    Cette période, vous l’avez compris fut sans doute une des plus pénibles que je connus. Mes parents, mon père surtout, sans doute en réaction à son silence extérieur, m’avait toujours écrasé de son autorité paternelle. Ma mère ne me laissant pas non plus la possibilité de m’exprimer. Petit à petit, contraint en cela par l’insupportable spectacle de leurs luttes, je fus amené à me replier sur moi-même. Pendant ces quelques années, étant éloigné de mes amis, et n’étant pas encore autorisé à sortir seul , je passais des heures désormais à ne rien faire, accoudé à la fenêtre de ma chambre, regardant les autos et passants sans réfléchir à rien..

    Je lisais beaucoup, et m’impliquais dans mes lectures, je lisais très vite et ressentais fortement les émotions et les situations que les auteurs mettaient dans leurs ouvrages. J’inventais aussi des jeux solitaires, découpant dans les illustrés des personnages, fabriquant des champs de bataille à l’aide d’objets de toute nature: vêtements, morceaux de bois, brosses etc.; dans lesquels je mettais en scène mes personnages découpés. J’étais le général en chef, l’organisateur des batailles, j’avais l’impression d’être quelqu’un, d’exister pour quelque chose. Je faisais tous les bruitages : à la fois le son des canons, les cavalcades des chevaux, les détonations et les cris d’agonie des mourants.

    Je récupérais aussi les capsules des bouteilles et je garnissais l’intérieur de morceaux de papiers découpés que je colorais ensuite aux couleurs des équipes du tour de France et y inscrivais le nom de mes favoris. Ensuite, comme avec des billes je donnais des pichenettes dans chacune des capsules pour les faire avancer le long d’un parcours que je fabriquais. L’arrivée passée, j’inscrivais, sur des feuilles de papier, en fonction des résultats, de longs classements, avec des temps en fonctions de la distance les séparant. En ajoutant les temps, j’avais un classement général, puis par addition supplémentaire celui par équipe etc... Je noircissais des pages et des pages, ce qui me prenait un temps fou, parfois des semaines mais j’étais devenu un as dans l’addition des temps.

    Ma retraite du monde, les brimades, les coups, eurent comme conséquence de déclencher une timidité qui me paralysa littéralement pendant bien des années. Cette timidité bien sûr provenait d’un manque total de confiance en moi. Mon père, je l’ai précisé, m’ayant toujours en toute occasion et devant témoin quand il y en avait, considéré comme un incapable. Bien que son attitude était sans doute dictée par une réaction face aux humiliations dont il se sentait lui même victime, cela ne me consolait pas.

    Mon excessive, on peut même dire maladive, timidité m’handicapa tellement que je ne pus pendant longtemps parler ni même regarder les jeunes filles de mon âge sans rougir à la moindre allusion, même innocente, me mettant en cause. Ce rougissement s’accompagnait d’un désir de fuir le plus loin et le plus vite possible.

    Cette réaction s’effectuait également n’importe où, en présence de n’importe qui, sans que rien ne puisse le justifier. Il fallait toujours combattre, être sur ses gardes, fuir les gens, les situations délicates, ce qui avait pour conséquence un réel pourrissement de la vie.

    En réaction à tous ces problèmes je développais, afin de conserver un semblant de fierté, une sorte d’agressivité, qui avait pour but de faire passer le rougeoiement du à la timidité pour celui issu de la colère, ce qui réussissait parfois, mais cela ne me convenait pas, car il s’agissait d’un jeu, d’une composition, ce n’était pas moi...

    Heureusement, mon tempérament réactif et combatif me poussa plus tard, dans ce combat contre moi-même, à réagir contre cet état qui m’handicapais tellement : guérir le mal par le mal était devenu, je le croyais, le moyen de ma guérison.

    Je me mis alors à adhérer à des mouvements associatifs me permettant de communiquer le plus possible. Je me pris de passion pour le théâtre, libérateur de la parole, allant même jusqu’à me produire plus tard dans des conférences. Au fil du temps ce manque de confiance en moi déclina, me permettant de vivre d’une façon plus agréable, mais il en resta toujours des séquelles, surtout lorsqu’on élève la voix devant moi ou que l’on me reproche quelque chose.

    En fait, je suis un doux, je l’accepte et l’admet, je crois que ce fut la seule solution acceptable pour trouver la paix, mais il me fallut du temps avant de le comprendre....

    Ce manque de confiance en moi me contraignit ensuite dans ma vie professionnelle à un véritable parcours du combattant. Etant promu à des tâches exigeant de plus en plus de responsabilité et progressant dans la hiérarchie, il me fallait bien faire face, pour ne pas décevoir mes supérieurs qui croyaient en mes capacités. Je palliais donc à mes lacunes avec mes armes.

    Grâce à mes facilités d’apprentissage, de retenir, d’organiser, de m’adapter rapidement, je pus combler ce qui m’apparaissait comme des gouffres de méconnaissances.

    Compte tenu de ma timidité il ne fallait pas que je fusse pris en défaut, autant dans mon savoir que dans l’application à mon travail.

    Ceci me conduisit à ce besoin que j’ai eu longtemps de tout connaître, de tout maîtriser, afin ne pas risquer de perdre pied complètement à la moindre question pour laquelle je n’aurais pas eu de réponse.

    Elle n’est pas facile la vie d’un timide. Je terminais par le plus difficile, un métier exclusivement relationnel, sans doute par défi. Une activité purement commerciale où je devais gagner ma vie uniquement par la parole et par la transmission de ma conviction.

    Cette lutte m’épuisât très longtemps, jusqu’à ce que je comprenne que pour gagner ma paix intérieur il fallait que j’accepte, que je m’accepte tel que j’étais.

    Il me fallait lâcher prise, c’est ce qui m’a permis de répondre à ce qui me sera demandé plus tard. Cette acceptation confiante me donna en partie cette paix à laquelle j’avais tant aspiré.

    Ce fut donc un long et difficile combat qui prit naissance au cours de ces années galères.

    Aujourd’hui se pose la question de savoir si j’aurais du accepter dès le début de plier, de laisser faire, d’abdiquer en quelque sorte... Je me demande ce que je serais devenu... L’exemple de mes frères me rassure un peu sur l’utilité de mon combat. Je crois que de toute façon je n’avais pas ce choix car il ne m’était pas possible de rester dans cet état de soumission, toute ma personnalité me demandait de sortir de cette situation tellement difficile à gérer...

    Seulement il a fallu admettre que ce combat avait une fin, il avait fallu lutter longtemps pour le comprendre, pour l’accepter il était nécessaire de parcourir l’éventail.

    Aujourd’hui, quand un compliment déclenche encore une rougeur, je l’accepte sans honte, reconnaissant que je suis ainsi, sensible et réservé, et j’en suis fier...

    Le problème de l’acceptation c’est qu’il entraîne malgré tout une rupture dans le combat, rupture qu’il faut assimiler, car elle conduit au détachement, qu’il faut savoir gérer..., mais ceci est une autre histoire....

    Depuis nos premières vacances à St Gilles, en Vendée, le pli étant pris, nous n’avions comme idée que d’y retourner. Ce fut donc le cas pendant plusieurs années, les premières en compagnie de mon ami Gérard et de la famille David qui nous accompagnait désormais partout. Ce furent de merveilleuses vacances...

    Il y avait toujours l’un ou l’autre pour avoir de bonnes initiatives et mes parents se calmaient par obligation, n’osant pas afficher l’étendue de leurs dissensions devant témoin.

    Je me souviens de nos parties de pêche aux anguilles qui pullulaient dans une petit rivière se jetant dans un bras de mer : Le Jaunay. On ramassait sur place les vers de vase qui servaient d’appât et presque toujours on ramenait pour le déjeuner une bonne dizaine d’anguilles qu’on dépouillait et mangeait avec délice, moins pour leur goût que parce qu’il s’agissait de nos captures.

    J’allais aussi, assez souvent seul, près du sanatorium, et descendais la dune de sable jusqu’à la mer, je me plongeait en maillot jusqu’à mi corps pour trouver des grosses moules sauvages posées sur le sable et qui gisaient là, à profusion. En une demie heure, le sac de sport en était rempli, il fallait les faire dégorger un peu dans l’eau claire et ensuite elles constituaient le repas du soir.

    Quelques dizaines d’années plus tard j’eu l’occasion de retourner voir l’endroit de mes plaisirs de vacance,... Le Jaunay avait péri, vaincu par les pollutions de toutes natures, on ne pouvait plus y pêcher que des débris de plastique dans une eau saumâtre et aux couleurs indéterminées, quand aux moules, j’ai préféré ne pas m’y rendre.

    Les dunes qui bordaient la plage s’étendaient loin dans les terres et constituaient un terrain de jeu idéal pour les courses, les sauts, les parties de boule... La plage elle même se situait à deux bons kilomètres des bungalows où nous logions, mais nous faisions la route tous les jours comme une promenade. Le soleil, les maisons basses peintes de couleurs vives, les marchands de poisson, tout était nouveauté. Le soir, la fête foraine sur les quais battait son plein et j’étais autorisé de m’y promener avec Gérard, de deux ans mon aîné. On faisait des connaissances, j’ai même pu donner la main à une demoiselle pendant un trajet de retour à la maison, en coupant par les dunes, vous vous rendez compte! Moi le grassouillet sans allure...

    J’oubliais alors le retour à la maison qui déclencherait à nouveau les luttes intestines. C’était vraiment de bon moment de vie...

    Et puis la télé est arrivée, la première fois que j’eus l’occasion de la voir, ce fut chez un ami dont les parents étaient entrepreneurs de menuiserie et ne manquaient pas d’argent. Ils étaient à table et je jouais avec leur fils, lorsque sa mère nous appela. Je n’en croyais pas mes yeux, bouche bée, je voyais un cinéma à domicile, la radio avec des images. L’écran était tout petit, la télé autour très imposante ; c’était le couronnement d’une reine d’Angleterre. Après un petit quart d’heure de ce spectacle on nous pria de retourner à nos jeux, mais ça y était! Je l’avais vue! Depuis le temps qu’on en parlait, elle existait enfin, ce dont je me doutais moins c’est qu’elle allait complètement modifier nos loisirs, tout du moins pour un cycle. Après nous avoir apprivoisée elle allait nous dominer, et peut être plus tard, retourner à l’oubli.

    La télé arriva chez nous beaucoup longtemps après. En l’attendant j’allais le soir retrouver mon père au café voisin qui en avait fait l’acquisition pour regarder.... les combats de catch, c’est ce qu’on m’autorisait, pensant que c’était innocent. Mes souvenirs me rappellent que l’adrénaline était au plus haut car je croyais vraiment à leur spectacle et quand ils se frappaient je croyais réellement que c’était pour de vrai... Elle arriva chez nous dès que les prix devinrent abordables et ce fut une occasion supplémentaire pour nos jeunes voisins du rez de chaussée de venir nous tenir compagnie.

    Comme prévu nous nous sommes retrouvés, avec des amis Chantal, Gérard et leur fils Cyrille en vacances, Alain et Mina, Willy peintre paysagiste talentueux et Clara sa compagne devant le syndicat d’initiative de Sainte Rose de bon matin. Nous avions prévu de faire une ballade dénommée « Trace de la rivière Bradford », à côté de la ville de Goyave, distante d’une quarantaine de kms. En Guadeloupe un chemin de randonnée s’appelle une “trace”.

    Arrivés sur place nous avons admiré la tenue de Willy : casque blanc style colonial, la machette à la main et la veste multi poches beige, tout à fait l’air d’un explorateur. Gérard l’entomologiste qui ne perd pas le nord a fait la distribution de filets à papillons « au cas où » et sacs à dos nous sommes partis en longeant des plantations de bananiers, tout en repérant les régimes cassés et mûrs tombés à terre et donc non commercialisables qui nous seraient utiles pour l’éventuelle faim du retour...

    Le long de la route qui mène à la rivière nous avons eu droit à quantités d’explications sur la nature tropicale et ses habitants par Gérard, qui connaît tout ou presque sur le sujet, mais également par Willy, grand amateur de plantes. Ainsi nous avons appris qu’un certain arbre, toujours creux est colonisé par les fourmis et qu’un papillon qui ne se reproduit que sur cet arbre est obligé de rechercher celui que les fourmis n’occupent pas. Nous avons vu aussi de petits insectes amphibies qui peuvent également se déplacer en volant et en marchant et qui pour cela ont développé une deuxième paire d’yeux, c’est vrai que c’est plus pratique.... Nous avons admiré aussi, dans cette forêt tropicale beaucoup de plantes curieuses et belles : un magnolia sauvage en fleur, des lianes qui poussent de 50 cm par jour etc... etc...

    Arrivés à la rivière nous avons du remonter le courant, en passant sur les bords, sentier ou rochers, avec beaucoup de difficultés pour ces dames qui ont fini par s’entraider en glapissant! Elles ont enfin compris qu’il fallait mieux mettre les pieds dans l’eau avec les chaussures... et que c’était même rafraîchissant!!!

    Au bout d’une demi-heure de remontée du courant, tantôt sur les rochers, tantôt dans l’eau, à un détour de la rivière, nous apparut le spectacle somptueux, dans le soleil, de la cascade de Bradford, au milieu d’une végétation dense et s’effondrant en paquets blancs dans un grand bassin d’eau transparente . La cascade...haute d’une soixantaine de mètres se cassait sur un premier bassin profond, situé à mi-hauteur, avant de rebondir dans un fort grondement assourdissant...

    Le bassin invitait à la baignade, ce dont nous ne nous sommes pas privés et c’est longuement que nous avons profité de la fraîcheur relative de l’eau. A plusieurs, nous avons grimpé jusqu’à la première petite retenue d’eau. C’était magnifique car nous étions juste au dessous de la cascade et nous pouvions voir l’eau chuter sous un angle impressionnant.

    Après un petit massage dans les bouillonnements nous nous sommes séchés sur les roches chaudes avant de repartir. Willy avait emporté son carnet de croquis, il a cependant préféré prendre une photo, il en fera sa prochaine oeuvre.

    Au retour, sans complexe, il a déterré une vingtaine de plantes qu’il replantera autour de sa case, comme il appelle sa demeure de tôles et bois. Gérard, pour sa part, a du se satisfaire de ses trois papillons, ce qui semblait bien lui convenir.

    Sur le chemin du retour, en passant devant la plantation de bananiers nous n’avons pas hésités à nous restaurer de délicieuses bananes, bien grosses et mures à point, jusqu’a ce que notre estomac n’en puisse plus...

     

     


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    Chapitre 4
     

     

    CHAPITRE IV


     


     

    Voilà, l’école était finie comme le disait Sheila, c’était de circonstance car la fin de ma scolarité coïncida avec la libération que les années soixante devaient apporter à cette jeunesse dont je faisais désormais partie. Années bénies qui devaient remplacer Tino Rossi par Elvis Presley, substituer les chemises à fleurs et pantalons pattes d’éléphants aux costumes cravates et aussi échanger la coiffure bien dégagée derrière et sur les côtés avec le cran gomina, par les cheveux longs et libres.

    Je n’absorbais pas cela d’un seul coup, la domination parentale était encore là mais ces quelques années qui m’emmenèrent jusqu’au service militaire devaient rester empreintes de cet élan libératoire. Ces années devaient me permettre également de me lancer à la fois dans la vie professionnelle, l’activité sportive et la recherche féminine, que l’on peut considérer également comme une forme de sport...

    Je tirais donc un trait sur ma vie scolaire, un peu par ma volonté, car je ne m’estimais pas capable d’aller en seconde. Cette conviction provenait sans doute des nombreuses années pendant lesquels mon père m’avait considéré comme un “bon à rien”. Il n’avait pas manqué de me le dire à chaque occasion ; il ne s’en priva d’ailleurs pas ensuite et ceci fort longtemps. Mon B.E.P.C., que je passais les doigts dans le nez, faisait néanmoins sa fierté, naïveté ou irréalisme, ravi qu’il était d’avoir un fils diplômé.

    Cet examen, je ne me rappelle pas avoir douté un seul instant de le réussir, il me suffisait d’apprendre les matières du programme sur lesquelles j’avais fait l’impasse pendant ma scolarité. Je savais n’avoir aucune difficulté en français et en maths, le reste ne m’effrayait pas, il suffisait d’apprendre.

    Il ne me fallu pas plus d’une semaine pour me mettre en mémoire le programme d’histoire, celui de géographie ainsi que ceux des autres matières de l’examen, grâce à cette “mémoire photographique” dont j’ai toujours bénéficié.

    Je l’avoue, cette facilité m’apparaissait totalement injuste par rapport aux élèves “bûcheurs” qui passaient beaucoup plus de temps que moi dans l’assimilation des textes livresques. Cette injustice me semblait cependant une petite revanche envers ceux qui se moquèrent de moi sans compter lors de ma période enveloppée.

    Il du cependant se passer quelque évènement au moment de la communication des résultats de cet examen et de la décision parentale de cessation scolaire qui lui fit suite. La surprise arriva de la part du directeur du C.C. le fameux “Bébert”. Je n’avais eu affaire à lui qu’une fois, pendant un cours de gym où mon obésité m’handicapant, autant que les railleries de mes camarades, je simulais un problème cardiaque pour échapper aux exercices physiques imposés. Le fameux directeur, fan de sport, me pris alors le pouls pour vérifier la soi-disant tachycardie qui m’indisposait. A ma grande surprise, l’examen dut certainement être concluant, car il me laissa tranquille, en grommelant cependant quelque peu.

    Monsieur Albert Legendre, directeur du « cours complémentaires » convoqua donc mes parents en apprenant leur volonté de ne pas me faire passer en seconde. Mon père toujours aussi courageux en la circonstance laissa ma mère y aller seule... on pouvait donc, sans se tromper, en déduire le résultat. Ma mère étant incapable d’avoir une discussion intellectuelle, suivait son idée, sans en déroger d’un pouce. Les efforts de “Bébert “pour me conserver dans son école, je suppose à la suite de mes résultats d’examen, butèrent contre la volonté parentale de m’envoyer au travail, afin d’apporter un confort supplémentaire à la maisonnée.

    En effet, comme pour mon père, cela jusqu’à mon service militaire, je n’obtins pas la disposition de la totalité de mes gains Au début, un”prêt” me fut accordé, c’est à dire un peu d’argent de poche pour mes loisirs; il s’agissait cependant de mon premier argent et malgré sa modicité il me permit de commencer à m’acheter...... par exemple mes premières cigarettes! Par la suite, mais beaucoup plus tard, il me fut généreusement permis de leur verser une pension, l’autorisation de conserver le reste de mon salaire m’étant désormais accordée.

    Il me faut faire le point maintenant sur ma vie spirituelle de ces années passées, car c’est ce domaine qui devait m’intéresser par la suite et me procurer de nombreuses interrogations.

    La tension nerveuse importante due à la fois aux soubresauts colériques parentaux, aux essais de développement de ma vie sociale et aux tentatives d’assumer le début de mon adolescence, que ma mère par dérision appelait “l’âge bête”, mobilisait tellement mon instinct de survie intellectuelle, que je n’eus pas le loisir de penser à autre chose. Je ne retrouvais pas mon personnage bienveillant qui m’accompagnait les années précédentes, quand aux églises, je ne les fréquentais plus, n’en ressentant pas le besoin...

    Il m’est malgré tout arrivé, à la fin de cette période de ressentir ces curieuses impressions, très fortes d’avoir connu auparavant des situations parfaitement identiques à celles que je vivais au moment présent, comme s’il s’agissait d’une réplique de faits déjà vécus.

    Je m’en étonnais par leur répétition, sans pouvoir y trouver une explication.

    Plus tard, la fréquence du phénomène se stabilisa et je n’y pris plus garde, m’y étant habitué. Bien des années plus tard, il m’a été donné de comprendre enfin ce qui pouvait se passer dans ces curieux moments .....

    Accrochez vos ceintures car il s’agit d’un concept, et donc d’une appréciation de l’esprit, difficilement explicable car surtout compréhensible intuitivement...

    Pour tenter malgré tout une explication je dirais que le temps tel que nous le ressentons n’est qu’une subjectivité. Il permet d’étalonner nos actes mais en soi n’est qu’une conception de notre fonctionnement linéaire et non une réalité.

    Tout, absolument tout, se déroule dans le présent, plus que cela encore, dans l’instant! : passé, présent et avenir sont liés ensemble. Lorsque sous l’effet d’une distorsion provenant d’un déphasage momentané; le présent, le passé ou l’avenir s’entrechoquent alors, et notre mental a conscience, sous forme d’image fugitive, de faits qui se sont déroulés ou se dérouleront, d’où l’impression de “déjà vu ou “déjà arrivé”.

    D’autres faits curieux, en relation avec ma situation actuelle dans Karukéra, l’île aux belles eaux qui m’abrite, me sont revenus depuis à l’esprit, assez risibles en fait. Ainsi la certitude, chaque fois que je mangeais des bananes, de me retrouver un jour dans une île. Surprenant également cet objet qui m’a suivi toute ma jeunesse, que faisait il là, trônant sur le buffet de ma chambre. Il provenait, selon ma mère du grand père Barbet, le père de mon père, décédé précocement. A mon avis, ce grand-père paternel a certainement du voyager car l’objet en question était..... Une coquille de lambis, coquillage emblématique de ... La Guadeloupe. Je me souviens avoir maintes fois porté cet objet à mon oreille et d’avoir rêvé en écoutant la mer. La pensée précède l’action isn’it?

    Ma dernière année de vacances scolaire se passa, vous l’avez deviné, à Saint Gilles croix de Vie. Ce fut également la dernière année de vacances en compagnie de mes parents. Il est vrai que je supportais de moins en moins leur présence à mes côtés, leur forte obésité me remplissait de honte à chaque sortie publique en leur compagnie. Je m’arrangeais le plus souvent pour être soit devant soit derrière eux, à distance respectable, afin qu’on puisse au moins douter que je fisse partie de leur famille.

    Ces dernières vacances ne me donnèrent malheureusement pas l’occasion de m’offrir ma première conquête féminine. Mon excessive timidité me faisait fuir ou au mieux détourner le regard lors de toute tentative de contact à l’initiative de ces personnes du sexe opposé dont j’ignorais le fonctionnement. En effet, ce n’est ni dans la famille, ni à l’école, qu’il me fut permis de les côtoyer. De plus je devais subir le côté Jekill de ma mère: quand elle me voyait sur le point de rougir ou légèrement emprunté lors des contacts féminins ; elle se faisait alors un plaisir de déclencher une remarque publique mettant l’accent sur mon embarras, ce qui me détruisait complètement. Cette attitude de ma mère dura longtemps, aussi longtemps que durèrent mes rencontres avec les filles en sa compagnie. Je finissais donc par me cloîtrer dans ma chambre à chaque coup de sonnette, et je n’en sortais qu’en étant certain qu’aucune jupette ne viendrait troubler ma sérénité.

    Dès le début de cette période, j’adhérais à ma première association, il y en eut beaucoup d’autres par la suite dont je fus membre.... Elle se dénommait “les jeunes amis des animaux” et n’eut, à mon souvenir, qu’une durée éphémère; néanmoins elle me permit de faire la connaissance de quelques amis qui devaient cette année-là, et à mes moments perdus, traîner avec moi sur les trottoirs de Laval, échangeant des propos d’une banalité conforme aux sujets de notre âge.

    Fort heureusement, la municipalité de Laval eut l’idée de construire une piscine d’été près du viaduc, c’est à dire près de chez moi, et pendant tout le temps où la température le permettait je ne manquais pas de m’y rendre et d’y passer des après-midi entiers à barboter dans l’eau.

    Les rendez vous avec mes copains se tenaient à cet endroit. Une pelouse attenante recueillait nos allongements sur serviettes. Entre deux baignades, nous passions notre temps à lorgner les personnes munies d’attributs spécifiques à leur nature, dans l’espoir un peu fou qu’une d’entre elles aurait l’idée de nous adresser la parole.

    La piscine municipale me plaisait énormément; avant sa construction, il n’y avait comme lieu de baignade qu’une structure de bois aménagée sur la Mayenne, à hauteur du club d’aviron, un peu en amont du barrage, dans une eau noirâtre qui n’attirait pas les foules.

    Autant dire que cette nouvelle piscine me comblait d’aise.

    L’inconvénient principal de ces nouveaux bassins municipaux c’était.... la caissière! Cette dernière adorait Edith Piaf et nous avions droit, à longueur d’après-midi aux concerts vinyliques de la célèbre chanteuse à la robe noire. L’avantage de ce matraquage musical c’est qu’aujourd’hui encore je peux vous fredonner “milord”, “la foule” »l’hymne à l’amour »et beaucoup d’autres succès de cette égérie, la préposé aux caisses ne nous faisant grâce d’Edith que le temps de tourner le disque, ce qui était bien peu....

    J’aimerais aussi vous parler de mes frères, mais honnêtement je n’ai pendant cette période aucun souvenir les concernant. La différence entre nous étant respectivement de cinq et sept ans, ce qui à cet âge est important, puisqu’elle interdit tout activité commune. Ils en étaient encore aux petits chevaux alors que j’écoutais les disques des yéyés. Je ne me rappelle même plus l’endroit où se situait leur établissement scolaire, occultation totalement involontaire, démontrant que je devais certainement avoir beaucoup d’autres chats à fouetter.

    Les seuls souvenirs émergents, et désagréables, ceci expliquant cela, furent ceux des hurlements parentaux qu’ils déclenchaient à table au moment des repas. Ils débutaient la plupart du temps à l’initiative du plus jeune, Raymond, qui avait pris comme habitude de susciter cette forme de communication parentale qui sans doute lui convenait , comme peut l’être le plaisir de souffler dans une trompette pour en tirer un son. Il critiquait systématiquement les plats qui lui étaient présentés, à l’exception des frites et des nouilles, déclenchant régulièrement l’ire de mon père et la réplique de ma mère. Le résultat écrit d’avance avait pour effet de me faire ricaner moralement, le nez dans mon assiette, en attendant que l’orage passe.

    Mes frères partageaient le même lit, ce qui était encore une mauvaise habitude à éviter. L’aîné, Michel, bon garçon timide était ainsi devenu le protecteur de son petit frère, présumé plus fragile. Bien que leur cohabitation de couchage ait fatalement un jour cessée, ses conséquences néfastes ont perduré jusqu’au décès du plus jeune.

    Etant resté célibataires tous les deux, Michel accompagnait partout Raymond et, par habitude, lui servit de chaperon toute sa vie. Quand Raymond eut perdu son permis de conduire pour “boisson en état d’ivresse”... Michel l’emmenait se finir au bistrot et attendait dehors dans sa voiture pour le ramener quand le plein était fait...

    Mon entrée dans la vie active, pas si active que cela tout compte fait, eut lieu sans grandes pompes le trois septembre mille neuf cent soixante deux. J’avais donc seize ans et demi. Après avoir souri à la jolie pointeuse en fer de l’entrée, je fus introduis dans le bureau du personnel, lieu dans lequel je devais passer plus d’une année. Il y avait trois tables dans un espace fort réduit, un des employés, fumait, beaucoup,..... Des gitanes, ce qui était à l’époque toléré. A gauche le bureau donnait sur un mur, au fond sur un autre mur, derrière moi, un mur, et sur la droite, un mur au trois quart de la surface, le quart restant étant harmonieusement pourvu d’un vitrage en verre cathédrale...

    Le travail en lui même n’était pas très difficile, il me fallait additionner, à la fin de chaque mois, de tête ou à l’aide d’une grosse “Olivetti” quand elle était disponible, les heures effectuées journellement par chaque ouvrier. Cependant ce travail ne prenait pas plus d’une semaine par mois, Le reste du temps je devais m’occuper à des travaux divers, de statistiques lorsqu’ il y en avait, quand il restait encore du temps disponible, je devais faire semblant de travailler... Compte tenu de ma nature active : C’était mortel!

    Il faut ajouter à cela pour être complet que les trente cinq heures hebdomadaires n’étaient pas encore à l’ordre du jour et que les quarante huit à cinquante et une heures étaient plutôt la règle. Les semaines de cinquante et une heures étaient celles ou il fallait travailler le samedi matin, c’est à dire une semaine sur deux qu’il y ait ou non du travail à effectuer.

    Ne nous attardons pas plus avant car, après tout, j’avais du travail, et concluons en disant que ma qualification professionnelle figurant sur ma fiche de paye “ employé aux écritures premier échelon”me convenait parfaitement. Je devais passer deuxième échelon un an et demie plus tard sans m’en apercevoir et sans que le travail eut changé en aucune façon. Au bout d’un certain temps, devant mon incapacité flagrante à faire semblant de travailler dans les moments creux et baillant un peu trop aux corneilles, je fus amené à la demande de la direction qui m’en fit la remarque, à transférer mes pénates dans le bureau d’en face qui se trouvait être celui ou mon père travaillait. Ce bureau avait l’immense avantage d’avoir sur un coté des fenêtres sans verre cathédrale qui donnait malheureusement sur.... une toiture en éternit.

    Le nouveau travail qui découlait de ce changement ne représentait rien de concret pour moi, il s’agissait de documents à classer, de bons à additionner en de longues bandes de papier que crachait la machine. Je ne reliais rien à rien, me contentant de me morfondre dans les moments creux dont j’étais là aussi abondamment pourvu. Je compris plus tard que ma façon de travailler était mauvaise. En fait, lorsqu’on me confiait un travail, je m’organisais pour qu’il soit terminé le plus vite possible, ce n’était manifestement pas la meilleure façon de procéder, car je gênais mes camarades de travail moins rapide et je me trouvais trop souvent sans activité, traînant dans les couloirs ou me rendant aux toilettes toutes les demi-heure.

    Je n’ai jamais pu fonctionner autrement, ce qui me joua bien des tours dans la suite de ma vie professionnelle où quelques supérieurs inattentifs devaient me considérer comme un paresseux....Je concluais de cette expérience que la gestion du temps perdu était aussi un métier....

    Les amitiés de ma petite bande, issue des amis des animaux, me donnaient heureusement davantage de satisfaction, nous étions quatre, de condition sociale différente mais qui nous entendions bien. Pour la première fois il m’eut été donné de voir ce qu’était vraiment le luxe: un des amis du groupe : Etienne qui exerce aujourd’hui comme avocat, était le fils d’un greffier de justice du tribunal de Laval. Pour une raison dont je n’ai pas souvenir, il me fit un jour entrer chez ses parents, ceux-ci étant absents. Je peux difficilement vous décrire ce que j’ai ressenti à cet étalage de ce que je considérais alors comme du luxe et qui dépassait tout ce que j’avais pu observer jusqu’alors. J’osais à peine m’aventurer jusqu’à la chambre de mon ami. Il bénéficiait lui-même de tout ce qu’il était possible de rêver pour un jeune.

    Je dois cependant admettre qu’il ne profitait pas de cette position privilégiée, et que son attitude envers nous, correspondait bien à notre vocabulaire, attitudes et aspirations de cette époque; il émanait pourtant de lui une autorité naturelle, qui devait plus tard lui permettre, bien que n’étant pas meilleur élève que nous, de rejoindre une profession libérale très enviée. Cette aventure amicale ne dura qu’une période, car chaque année je devais changer d’amis sans vraiment le vouloir.

    La seconde bande, l’année suivante se composait de sept garçons un peu moins sérieux que ceux de la première. Il y figurait Michel dit “Michou” un des enfants de Bébert Legendre, mon ancien directeur d’école. Son caractère affirmé lui permettait de diriger les activités. Encore une fois nous n’accomplissions pas grand chose de bien constructif à part nous réunir dans une rue où nous faisions semblant de penser qu’elle était notée en rouge sur les tablettes de la police compte tenu de nos attitudes rebelles.

    L’examen de passage dans la bande consistait bêtement à commettre un vol dans un magasin. Je m’exécutais, une fois, rien qu’une fois avec une trouille qui m’empêcha de recommencer, me contentant de faire le guet les fois suivantes...

    Alors les filles! Me direz vous, réponse rien! Nous nous vantions entre nous des succès que nous aurions pu obtenir si on avait voulu, mais cela se limitait à cette intention.

    Il y avait cependant un grand élan qui nous unissait, l’arrivée sur les tourne-disques puis un peu plus tard dans les transistors, de rythmes et chanteurs nouveaux, ce fut pour nous et la jeunesse en général une véritable révolution. J’avais déjà entendu chanter Johnny Hallyday une fois dans les musiques des auto-tampons du quai de Saint Gilles, en vacances, mais quel plaisir avec les Platters, Elvis, Gene Vincent et tous ces nouveaux chanteurs américains qui occupèrent la place avant que nos “chaussettes noires” et autres “chats sauvages” commencent à s’y positionner.

    Nous passions notre temps à écouter les disques des juke box dans les bistrots où nous restions des heures à nous gaver de nos chanteurs favoris et jouer au billard électrique en sirotant un diabolo menthe ou un jus de fruit.

    Je réussi à acquérir un vieux tourne disque d’occasion et quelques disques que je repassais à journées entières, en essayant, comme tout le monde, d’apprendre les paroles en anglais, ce qui n’était pas si simple. J’achetais aussi de temps en temps le magazine “salut les copains” ou figuraient les photos de nos idoles : Sheila, Sylvie Vartan, Cloclo, Françoise Hardy, ainsi que les textes complets des chansons que nous fredonnions à longueur de temps, textes qui aujourd’hui me paraissent d’une incomparable mièvrerie...

    Cependant, il y avait le rythme, ensuite le style qui allait avec, la façon de marcher, de s’habiller, les danses nouvelles : twist, madison, mashed potatoes.

    Quand les transistors arrivèrent, avec des émissions de jeunes comme “Salut les Copains “sur R.T.L., la folie musicale atteignit alors son paroxysme. Les concerts en plein air se multipliaient et tout ce qui portait guitare se trouvait assuré de conquêtes nombreuses et faciles.

    Dans le même temps, les gros postes de radios gagnaient un endroit sombre d’où ils ne devaient ressortir, bien des années plus tard que pour faire la joie des brocanteurs.

    Un air de liberté, flottait dans l’air, la jeunesse ne suivait plus les anciens, elle existait par ses propres envies, une page se tournait et nous en étions à la fois les créateurs et les bénéficiaires...

    Nous avions prévus, les amis et moi d’aller faire une partie de pêche en mer. Le temps étant favorable, nous nous sommes retrouvé, au port de Deshaies, sur la côte sous le vent, à sept heures, devant le vieux bateau de Willy.

    Nous étions donc quatre : Willy, Raphaël, aventurier polaire recyclé, auteur d’un livre sur la banquise où il avait passé une année avec une expédition scientifique. Il y avait également Alain et moi. Raphaël avait apporté des fusils sous-marin et son matériel de plongée en apnée au cas ou nous aurions approché un coin à langouste ou aperçu des gros poissons.

    Après avoir fait le plein d’essence, nous avons commencé à pêcher à la palangrotte: épais fil à pêche lesté, enroulé sur une bobine, avec des morceaux de calamar comme appât. Le soleil brillait, illuminant la magnifique rade de Deshaies, entourée de sa montagne verdoyante en écrin. La petite église blanche au toit rouge dominait légèrement l’ensemble des maisons basses du village, le ressac déposait à leur pied sa mousse blanche.

    Ce qui est intéressant dans cette pêche c’est de sentir les touches au bout des doigts, et de ramener le poisson à la main, ce qui agrémente les sensations lors des captures. Cependant, ce jour là il y avait un peu trop de courant, ce qui nous faisait dériver et butter sur des casiers de pêcheurs où nos lignes s’accrochaient. Nous avons malgré tout pris quelques “grandes gueules”, des mérous, une vive...

    Quel plaisir d’être là, en short, abrité du soleil puissant par le tau, à deviser gaiement entre amis... vers dix heures, Willy a sorti la baguette et le foie gras, Alain le saucisson sec et le rosé maintenu frais dans la glacière de service afin de nous restaurer, le grand large, çà creuse. Ensuite bain pour tout le monde. Il y a une sensation particulière à se baigner dans les grands fonds, non pas une appréhension mais un frisson de savoir qu’en dessous, la terre est loin, c’est vraiment dans ces moments que j’ai vraiment conscience de l’immensité de l’océan.

    Comme un grain, habituel en Guadeloupe, se préparait, nous nous sommes mis à l’abri dans la rade, accrochés à un corps mort, et là nous avons plongé. La profondeur était de six à dix mètres cependant nous n’avons pas vu de poissons assez gros pour les fusils; par contre le spectacle du fond de mer était extraordinaire. Entre autre beautés, Raphaël m’a fait remarquer une rarissime anémone de mer bleue tendre, que de poissons jaunes fluo, gros comme le petit doigt entouraient de leurs ballet au rythme rapide, un rayon de soleil eut l’idée pendant quelques instants d’éclairer le tableau, comme un faisceau de projecteur met en valeur l’acteur principal.

    En remontant à la surface je fus surpris par une brusque apparition de milliers de bulles transparentes grosses comme des balles de tennis au milieu desquels je nageais. En fait il s’agissait d’un banc de petites méduses parfaitement inoffensives qui s’écartaient ou me frôlaient, un peu. J’avais l’impression de m’ébattre en apesanteur dans un bac rempli de boules. L’impression était saisissante.

    De retour sur le bateau, il se trouva, comme souvent, sonner l’heure du ti-punch. Nous ne nous en sommes pas privé, alors que Raphaël se faisait un petit cône avec de l’herbe à rasta.

     

    Je m’étais donc affiné et devenu plus présentable pour apprivoiser l’élément féminin, passage obligé de la vie et dont le franchissement dans de bonnes conditions détermine, par la suite, un certain équilibre.

    A regarder les photos de cette époque je trouve que je n’étais pas mal du tout, et je comprends mieux maintenant pourquoi j’attirais des regards féminins un peu insistants. Je m’empressais néanmoins d’en détourner mon regard. Il me manquait une chose essentiel pour aller plus avant : la confiance en moi!

    Il faut dire que rien jusqu’à présent ne m’avait préparé à cette confrontation car le côtoiement des filles fut pour moi inexistant. Ce n’est pas dans la famille, n’ayant pas de soeur, ni à l’école résolument non mixte, encore moins au catéchisme ni à la garderie que j’aurais pu intégrer leur atmosphère.

    Parmi mes amis il n’y en avait même pas, les filles à cet age ne sortaient pas, ou celles de ma rue n’y étaient pas autorisées, je ne sais. Ce qui fut une certitude c’est que jusqu’à seize ans il n’y eut de femme dans ma vie que ma mère et... ma cousine Annick. Pour ma cousine, notre différence d’âge me la faisait considérer plutôt comme une grande soeur et je ne la voyais que de temps à autres... jusqu’au jour où... mais je préfère ne pas y revenir...

    Sur le plan des relations entre homme et femme, le modèle que mes parents m’avaient donnés d’observer pendant toutes ces années, le seul que je puisse connaisse parfaitement, n’était pas de nature à me porter aux effusions tendres que les filles réclamaient. L’attitude des bandes dont je faisais partie manifestait un mépris, tout à fait factice d’ailleurs, pour l’élément féminin. Elles étaient considérées comme tout justes convenables à soulager le male et n’avaient aucune des qualités requises pour intégrer un groupe de garçons du fait de leur mentalité étriquée jugée incompatible avec le génie qui évidemment, nous caractérisait.

    J’entretenais savamment cette absence de confiance en moi, en examinant mon physique dans la glace. Bien entendu, au départ il s’agissait de me rassurer sur mes capacités de séduction : Je trouvais bien quelques attraits dans mon visage fin aux yeux bleus- verts... mais dès que je commençais à regarder le reste, c’était une catastrophe.

    De cet examen complémentaire il résultait une impossibilité manifeste de pouvoir un jour séduire une fille, lui tenir la main, geste qui, à cette époque me paraissait déjà le premier but à atteindre, quand à la suite, baisers, caresses...., je n’osais même pas l’envisager.

    Je me plongeais cependant, pour ne pas être totalement ignorant sur les questions sexuelles, dans la lecture de romans pornographiques qu’un couple d’ouvriers, sans enfants et assez libres, qui m’avaient pris en amitié, me prêtaient avec le sourire, et que je rendais un tantinet gêné.

    Pour l’instant, ce genre de littérature, associée au seul magazine illustré “osé” qui s’appelait “Paris Hollywood” suffisait à assouvir ma soif de connaissances sexuelles. Cette revue, que des amis me prêtaient mettait en scène des photos des femmes nues, sexe occulté par un flou infranchissable, et exhibées sur tous les plans. Cette revue avait pour objectif de faire saliver les ados boutonneux. Des séances de strip tease en page centrale étaient censées provoquer suffisamment d’excitation pour tacher les pages, chaque photo dévoilant un peu plus de leurs corps aux seins généralement abondants, ce qui était le principal fantasme de cette époque; Pour moi qui n’avait encore rien vu, ces découvertes me faisait grimper aux rideaux ...

    Pendant longtemps ces deux supports furent ma seule forme de sexualité, autant dire qu’elle était virtuelle et que l’énergie accumulée sans mise en pratique, devait par la suite, émotivité aidant me créer quelques problèmes dans la réalisation effective.

    En m’examinant dans l’armoire à glace de la chambre de mes parents, seule possibilité d’un regard global, je découvrais surtout.... un ex-gros: les vestiges de quatre longues années de plis en tous lieux avaient laissés des traces, surtout dans mon imagination. Je trouvais que les mamelles avaient gardées un peu de stockage, quant aux abdos il me fallait y renoncer définitivement, les amas graisseux de l’époque où j’en bénéficiais, avaient définitivement empêchés les muscles du ventre de se joindre et ce dernier, conservera une pellicule adipeuse indéracinable. Pour le reste du corps çà allait, mais je ne voyais que ces défauts qui prenaient des proportions telles qu’ils me paraissaient, à la piscine ou à toute occasion de se mettre torse nu, le point de convergence de tous les regards moqueurs.

    Quant au visage, oui, bien sur ça allait... cependant, quand je prenais un miroir et le plaçais derrière ma tête, en réflexion sur la glace de l’armoire je constatais qu’elle était difforme! J’avais un crâne en tête d’oeuf! Une fois cette découverte effectuée, je regardais fiévreusement l’arrière de la tête de mes camarades puis de celle des gens que je croisais, pensant y découvrir la même difformité, ce n’était pas possible! Il n’y avait que moi à être victime de cette infirmité! Alors je passais mon temps devant l’armoire à glace, miroir en main derrière la tête pour vérifier l’évolution des dégâts! C’en était trop, il me fallait fuir les filles avant qu’elles mêmes me ridiculisent, et surtout détourner la tête en leur présence afin qu’elle ne se gaussent pas de la forme de mon crâne... oui, mais attention, si je détournais la tête, elles verraient mon crâne, il fallait donc les regarder en face... et çà je ne le pouvais pas non plus!.... cruel dilemme de l’adolescent, en acceptation corporelle.... ...

    Ce qui est curieux, c’est que plus tard, bien plus tard, lisant une revue ésotérique, il me fut donné d’apprendre que les extra terrestres venant de Sirius se caractérisaient par?....je vous le donne en mille, l’allongement du crâne... aurais-je donc été sans le savoir un descendant éloigné des Siriens?

    Avant d’aller plus loin dans cette introspection, je voudrais revenir sur Gilbert et Janine David, les locataires du rez de chaussée. J’y tiens particulièrement car leur présence et leur influence sur ma vie pendant ces années d’adolescence ont été très importantes :

    Non seulement elle a permis une stabilité dans la famille car l’humour et l’aplomb de Gilbert et la calme gentillesse de Janine avaient vraiment fait en sorte que le foyer parental devienne un peu plus vivable. Je m’interroge encore aujourd’hui sur les raisons de cette amitié avec mes parents. Elle dura pratiquement jusqu’au bout de leur vie. Au cours de leurs dernières années, alors qu’un ultime déménagement les avait séparés, les enfants de Gilbert et Janine dont mes parents étaient parrains et marraine, continuaient encore à leur rendre visite.

    Pour essayer d’expliquer cette amitié, il faut partir à nouveau des baraquements du palais de l’industrie, ce qui prouve bien leur implication constante dans ma vie de cette époque. Gilbert et Janine étaient en effet tous les deux natifs de cet endroit, leurs parents respectifs logeaient dans des rangées parallèles. J’ai eu l’occasion de faire leur connaissance et d’avoir des relations avec chaque famille. Janine avait plusieurs frères et soeurs, ce qui était le cas de beaucoup d’habitants : la promiscuité, la faible épaisseur des cloisons, l’ennui, l’absence de contraception, que sais-je encore, expliquait sans doute cette profusion de familles nombreuses.

    Les parents de Janine étaient des gens simples, mais le papa était un peu curieux, gentil, mais curieux, il était surnommé “Pouët Pouët” dans les baraques pour des raisons dont on m’a parlé par la suite mais auxquelles je n’ai pas prêté foi.

    Le père de Gilbert par contre, était quelqu’un de très autoritaire, qui régnait sur femme et enfants d’une poigne de fer, une seule poigne de fer car il avait été amputé d’un bras. Cela lui suffisait, non seulement pour asseoir son autorité sur la maisonnée mais aussi pour conduire sa vieille Panhard, selon une ligne loin d’être droite, mais qui l’amenait néanmoins à destination. Pour être monté avec lui une ou deux fois en voiture, je dois avouer avoir du serrer les dents au moment du passage des vitesses, car il lui fallais bien lâcher le volant afin de saisir le levier....

    Je pense que le caractère brutal de son père dans son expression, n’avait certainement pas convenu à Gilbert. La rencontre avec mes parents répondait sans doute à un besoin de retrouver une vie de famille inconnue pour lui. Les hurlements de mon père devaient lui sembler des cris d’oiseaux par rapport à la dureté familiale que je suppose, et qui a accompagnée son enfance.

    Toujours est-il qu’ils n’étaient pas riches ces nouveaux mariés et que mes parents leur avaient sans doute apporté ce petit plus qui agrémente la vie....Mon père, les appréciait tellement que bien souvent, même en notre présence il appelait Gilbert “mon quatrième fils”, ce qui ne m’a jamais choqué, les bénéfices que l’on tirait de sa présence étaient sans commune mesure avec toute autre considération.

    Gilbert et Janine m’emmenaient partout où ils le pouvaient, s’étant rapidement rendu compte de ma timidité, ils essayaient dans la mesure du possible, de me “dégourdir” un peu.

    Gilbert me fit inscrire au club de ping pong de la SCOMAM où lui même jouait, ceci après que je l’eusse accompagné une année entière dans les déplacements du championnat.

    Bien que je me débrouillais un peu à l’entraînement, ma super émotivité me faisait lamentablement perdre pratiquement tous mes matchs et, pour ne pas pénaliser l’équipe je mettais fin à l’expérience assez rapidement. Gilbert jouait également au football ou il était considéré comme un bon joueur, je l’accompagnais également quelquefois dans ses déplacements pour le voir jouer.

    Je dois le dire aujourd’hui, j’avais une sincère admiration pour cet homme, qui m’a toujours respecté, et dont j’enviais l’assurance. De son côté Janine, fine mouche, ayant remarqué mon embarras avec les filles. Bien que d’une nature polie et correcte, elle utilisa son langage des baraquements qui ne s’embarrassait pas de fioritures afin que je comprenne certaines choses importantes à faire, et surtout à ne pas faire en présence de fille. C’était la première personne du sexe opposé qui me donnait des conseils et même si la mise en pratique ne marchait pas toujours, je la remercie encore d’avoir essayé.

    Ils faisaient partie de toutes nos fêtes et avaient la correction de se retirer lorsqu’ils jugeaient que leur présence n’était pas souhaitable. Ils avaient du tact, de l’intelligence de vie, bien que leur passé, certainement moins douloureux que le mien, n’avait certainement pas non plus été très valorisant.

    Mes rendez vous avec les copains des baraquements me permirent vers dix sept ans de fréquenter mes premiers bals. Le lendemain des soirées, se tenaient les “sauteries”du dimanche après-midi, prolongations du bal de la veille. Fort de ce que ma cousine Annick m’avait appris comme pas, elle même étant friande de danse, je me risquais sur la piste, m’aidant de quelques boissons alcoolisées, suffisamment libératoires en quantité, pour oser inviter les demoiselles à danser.

    Je vous ai raconté mon premier baiser, en fin de sauterie, avec bien sur une copine des baraquements. Elle et d’autres continuèrent à m’apprendre la danse, et je réussis à commencer à flirter. Néanmoins, je n’étais pas très entreprenant, car j’attendais au moins le troisième morceau de musique pour oser effleurer la main de ma cavalière, Je me tenais toujours à distance respectueuse compte tenu de mes réactions rapides dues à l’accumulation émotionnelle précédente, et qui m’aurait obligé de traverser la piste, la danse finie avec les deux mains dans les poches pour masquer ce que vous devinez...

    Vous comprendrez bien qu’avec cette technique d’approche, les conquêtes étaient rares, les filles demandant davantage aux garçons: de l’audace? J’étais trop complexé. De la discussion? J’étais paralysé, des rendez-vous? J’en étais incapable. Des contacts plus rapprochés? : Aie aie aie! Cependant, je retournais régulièrement dans ces sauteries, mais également dans les bals sous tente qui étaient organisés l’après-midi dans chaque fête de pays, ce qui à la longue, l’habitude aidant, m’accoutuma quelque peu aux contacts féminins. Le succès temporaire sur quelques conquêtes qui ne durait que le temps d’un bal, m’aidèrent néanmoins à acquérir une petite confiance en moi.

    L’année suivante, celle de mes dix huit ans, je n’étais pas encore majeur, il fallait avoir vingt et un ans pour le prétendre, fut celle de mon permis de conduire et de....la dernière gifle que me donna mon père. Devant mon regard il du comprendre qu’il était quand même temps d’arrêter...Il faut dire que malgré la cessation de mon mutisme à son égard au plus fort de la période “chaude”, mes sentiments envers mon père étaient toujours restés empreints d’une certaine distance, son attitude envers moi, quoique un peu plus souple, gardait une certaine forme de domination. Mon père aurait bien aimé que nos relations soient davantage cordiales, mais pour cela il aurait fallu qu’il me respecte, ce qui n’était pas encore le cas. Ses humiliations publiques demeuraient la règle. Cependant, comme je l’ai déjà dit, c’était mon défi, pour évoluer il fallait inverser la machine, il s’agissait de mon combat et non celui de mon père... Je devais acquérir suffisamment de mental pour ne plus déclencher les colères et brimades à mon égard. En attendant de grandir intérieurement il me fallait donc subir....

    Mon permis de conduire ne me servit que pour le vélo solex dans un premier temps, n’ayant pas la possibilité d’acheter une voiture. Un peu avant que je parte à l’armée, mon père bien, que n’ayant pas son permis, acheta une dauphine crème qui me servit à les emmener là où ils le voulaient, en contrepartie de mon service, je l’utilisais pour mes sorties nocturnes, ce qui m’arrangeait bien car le vélo solex l’hiver n’était pas très confortable.

    Il me revient une anecdote de cette période qui aidera à mieux comprendre l’humour de ma mère. Un soir, rentrant nuitamment avec la dauphine empruntée pour l’occasion, il m’arriva de rencontrer un lapin suicidaire qui n’hésitât pas à se jeter sous les roues de ma voiture. Ne désirant pas encombrer la route j’enfermais le cadavre de Jeannot dans le coffre, duquel je le sortis à l’arrivée afin de le déposer dans le garage. De nuit, je ne vis pas les traces laissées derrière moi par l’animal sanguinolent. Ma mère, première levée, comme d’habitude, apercevant le lapin mort eut l’idée de le déplacer, levant précipitamment mon père pour lui signifier que j’avais eu un accident. Mon pauvre père, à peine réveillé, fit dans un premier temps, merci pour le blessé éventuel, le tour de la voiture et remontât les traces jusqu’à la porte, ma mère lui indiquant avoir nettoyé le reste de sang qui menait à mon lit. Mon père, paniqué, me retourna dans tous les sens, vérifiant ma respiration, jusqu’au moment où ma mère, n’y pouvant plus, se mit à rire et lui révéla le pot aux roses. Voilà ce à quoi ma mère prenait plaisir et que longtemps après elle racontait encore avec la même jubilation...

    Arrivé à cet âge, mes parents me laissèrent un peu plus de liberté. Je fis incidemment la connaissance d’un autre garçon de mon age, Bernard, qui devint un bon ami. Lui aussi était issu des baraquements, et sa fréquentation devait s’avérer intéressante sur bien des plans.

    Comme la plupart des “messagers” qui intervinrent plus tard dans ma vie, il ne payait pas de mine, il n’avait pas un niveau de culture bien élevé, un physique assez ingrat, mais, peut -être du fait de cet ensemble, il étalait en permanence sa désinvolture et prenait des initiatives totalement irréfléchies qui faisaient en fin de compte avancer bien des choses.

    J’ai employé à son égard le terme de messager cela mérite une explication : Je pense que dans la vie, au moment où en a besoin pour accompagner notre évolution, vous vous rappelez sans doute ma digression précédente sur les expériences et leçons de vie, et aussi quand on se sent un peu perdu, il y a souvent un personnage, généralement anachronique qui nous aide sur le chemin. Je suis persuadé que Bernard était un de ceux là. Je l’ai suivi parce qu’intuitivement je savais que je devais le faire. Je pense que la difficulté d’accepter ou de reconnaître les messagers vient de là : ils ne correspondent la plupart du temps, en tout cas pour moi, pas du tout à l’image de quelqu’un qui pourrait représenter un modèle pour notre vie future. La reconnaissance de ces personnages se passe à un autre niveau, beaucoup plus subtil, mais lorsqu’on s’éveille à l’évolution de notre conscience, à notre “moi supérieur’, le messager se présente toujours au détour du chemin. Ce qui est intéressant c’est que le messager lui-même n’a pas conscience d’avoir été le vecteur, le transmetteur, il était cependant présent dans notre vie au bon moment, c’est tout.

    Bernard habitait à l’extrémité d’une allée de baraques, mais, comme partout ailleurs, tout était propre chez ses parents. Il avait une grande soeur, rousse et un peu fofolle qui, lorsque je venais le chercher le samedi, trouvait toujours le moyen en faisant ses bigoudis de me raconter des épisodes de sa croustillante vie amoureuse. Elle avait sans doute remarqué ma gène et se faisait un malin plaisir d’attiser la rougeur qui n’était jamais bien loin.

    Avec Bernard j’eus mon premier moyen de locomotion autonome qui remplaça mon vieux vélo et dont je ne me servais plus, car je le trouvais incompatible avec une “ drague” efficace. Nous nous achetâmes tous les deux un vélo solex, pour moi c’était vraiment très bien, car mes déplacements devenaient plus faciles et je pouvais ainsi fréquenter les bals de campagnes se tenant à proximité sans être obligé de faire du stop ou compter sur le service des uns et des autres. Nous acquîmes donc, à crédit, ces engins légèrement motorisés, dont je rappelle que le pédalage dans les côtes, même douces, devenait obligatoire afin de ne pas faire du sur place.

    Cet achat intervint également pour une raison particulièrement intéressée, liée à ma première “fréquentation”, c’était le terme de l’époque quand une rencontre amoureuse durait quelque temps.

    Sans complexe qu’il était, Bernard avait réussi à émouvoir, malgré son physique peu accueillant, une ravissante jeune fille qui devait d’ailleurs lui vouer un grand amour, allant jusqu’au mariage quelques temps plus tard, mariage qui, malheureusement, face à l’inconstance de mon ami, ne tint pas, quelques enfants après.

    Elle se prénommait Arlette, et je me demande encore ce qu’il avait bien pu faire pour arriver à la séduire. Elle habitait à Argentré, petit village distant d’une dizaine de kilomètres; ses rendez vous, auxquels il me demandait de l’accompagner, s’effectuaient au début avec nos vieux vélos, mais pour l’amoureux, arriver en sueur chez sa belle n’était pas une situation très confortable. C’est ce qui détermina l’achat des fameux vélosolex.

    Un beau soir d’été, Bernard m’appris qu’il y avait un petit bal de pays organisé à Argentré auquel participait sa dulcinée et me demanda de l’accompagner. C’est à cette occasion que je fis la connaissance de la soeur de cette dernière, dont j’ignorais l’existence, et qui, ce suffixe devant plaire à ses parents, l’avaient prénommée Bernadette, je pense que s’ils avaient eu une autre fille ils l’auraient appelée Babette ou Laurette ? Je vous fait grâce des chansons rimantes de Bernard et moi, sur ces suffixes drolatiques, lorsque plus tard nous nous rendîmes à nos rendez vous communs.

    Donc Bernadette, toute jeunette, se laissa séduire sans difficulté. Du fait de sa jeunesse, je ne me sentis pas du tout emprunté, sa poitrine naissante, et ses incisives cariées n’attiraient pas la concurrence. Dès le premier soir elle me laissa en toute innocence mettre les mains partout, ce qui me donna, vous le deviner un contentement extraordinaire...

    Dès lors le trajet Laval Argentré en solex devient pour nous habituel et source de plaisir; Bernard étant, du fait de sa naïveté un personnage gai et particulièrement attachant. Mon idylle avec Bernadette dura assez longtemps, puisqu’elle laissa à ma petite amie le temps de développer sa poitrine, et à moi celui de me permettre d’explorer à loisir des voies inconnues.

    Cependant la belle était totalement dépourvue de conversation et mes caresses enfiévrées n’avaient l’air de déclencher chez elle aucune émotion particulière. Elle me laissait faire ce que je voulais et cela s’arrêtait là.

    Cependant, à cause de ma forte émotivité et du niveau de frustrations accumulées depuis des années le bouquet final n’eut jamais l’occasion de se réaliser, ceci malgré le consentement tacite de cette jeune fille. Il suffisait que je l’embrasse un peu longuement ou de quelques caresses trop appuyées pour que cela déclenche chez moi seul ,ce qui aurait du se faire en sa compagnie. Je restais donc en partie sur ma faim; ayant d’autre part une crainte affreuse de ne pas pouvoir arriver à conclure correctement.

    De nombreuses années plus tard, je la rencontrais à nouveau sur le parking d’une grande surface, elle devait être mariée car des enfants s’agitaient autour d’elle. Je ne savais pas si elle m’avait reconnu, mais moi si : La petite souffreteuse aux dents cariés avait fait place à une magnifique rousse bien potelée et au sourire ravageur. Je laissais là mes regrets, l’ayant délaissée pour une stagiaire du bureau dont je tombais amoureux, et qui me laissa lui compter fleurette bien qu’elle savait devoir se marier quelques mois après avec un rugbyman du sud ouest effectuant son service militaire à Laval.

    L’occasion de la rupture avec Bernadette me permis de remarquer ce qu’elle ne m’avais jamais donné l’occasion de constater auparavant, c’est à dire le grand attachement qu’elle avait pour moi et que je ne pouvais soupçonner, la pauvrette, avare de ses paroles comme de ses émotions ne me l’ayant jamais laissé supposer. Elle me le dit donc à cette occasion, maladroitement mais fortement et s’en alla courant et pleurant sur sa déception amoureuse. Cet émoi tardif me laissa quelque peu désemparé et j’avoue que cet épisode pour lequel je n’étais pas très fier, me donna à réfléchir plus tard sur la façon de mettre fin à une liaison amoureuse, si discrète fut elle.

    Fort de ces expériences et du peu mais de réelle confiance en moi qu’elle avait déclenchée, je me mis avec succès à collectionner les flirts. Malgré tout, afin d’oser me lancer sans trop craindre l’échec j’accompagnais mes “chasses” d’un peu d’alcool préalable, ce qui, somme toute, allait bien avec les cigarettes, cependant quelques cas de démesure s’étant produits je dus m’en tenir par la suite à la limite à ne pas dépasser.

    Je me rappelle très bien de la dernière ivresse sérieuse qui détermina mon arrêt, elle est tellement honteuse qu’elle mérite d’être racontée :

    Tous les ans, afin d’arrondir sa cagnotte, à l’instar de bien d’autres organismes , le comité d’entreprise de l’usine où je travaillais organisait un grand bal, avec un grand orchestre comme André Verchuren, des décors somptueux, une restauration, tout ce qui en faisait un des musts de l’année. Une grande partie des cadres, et personnel de bureau y participaient, en tenue de sortie, s’entend, car il s’agissait pour beaucoup de LA sortie annuelle. Je me réjouissais à l’avance de cette mixité, espérant bien tirer à cette grande occasion mon épingle du jeu... Arrivé bien à l’heure je regardais arriver les invités, ce qui me donnait la gorge sèche: les quelques filles dont j’avais, dans les bureaux, regardé la plastique avec envie étaient là. Il me fallait donc avoir beaucoup de courage pour les aborder, je prenais donc tranquillement mon désinhibant habituel, mais sans doute un peu plus rapidement et un peu plus abondamment que d’habitude, ce qui fit que quand le bal débuta vraiment, j’étais dans les toilettes essayant par vomissements interposés de retrouver mes esprits. Hélas, l’alcool pernicieux s’était déjà installé dans la place, et je tombais dans un coma éthylique d’où je ne me réveillais dans mon lit que le lendemain matin. On me raconta plus tard ce qui s’était passé pendant cette période de “black out”: à savoir que des membres de l’organisation avait du me rhabiller sommairement et me faire traverser toute la salle de bal en me portant par les épaules, car il faut préciser que les toilettes se trouvaient près de l’orchestre et la sortie à l’opposé. A ma honte et mon dépit s’ajoutait la crainte de la leçon paternelle, ce qui n’arriva pas d’ailleurs, mon père à ma grande surprise se contentant d’en rire; sans doute inconsciemment, il prenait une petite revanche sur mes reproches des années passées. En tous cas ce fut pour moi la leçon qui m’apprit en toute occasion à ne jamais dépasser ce que je ne pouvais maîtriser...

    A ce moment, mon ami Bernard eut une autre idée, qui lui vint comme ça, celle de faire du vélo en compétition. Ce qui fut dit fut fait, pour ma part, cela me plaisait bien, et nous achetâmes chacun un magnifique vélo “Helyett Leroux Hutchinson” de la même marque que Jacques Anquetil, mon idole de l’époque utilisait, et nous nous inscrivîmes à L’Olympic Club Mayennais, seul club lavallois, afin de commencer la saison au printemps suivant.

    Je dois dire sincèrement que les premiers temps de cette tentative ne me donnèrent pas une entière satisfaction. Du fait de mon obésité passée, je n’avais pas pu faire beaucoup de sport à l’école; mon inactivité découlant de mon repli sur moi n’avait pas non plus contribuée à développer une musculature abondante, ni à habituer le peu qu’il y en avait à un effort soutenu.

    La première course à laquelle je participais, alors que je rêvais modestement d’égaler un jour les plus grands, me remis les idées en place. C’était à Bonchamps les Laval, une petite commune proche de Laval, comme son nom l’indique. Fier comme Artaban dans mon beau maillot sang et or et juché sur mon vélo neuf, je répondais présent à l’appel de mon nom, gagnais la ligne de départ, prêt à tout, affinant déjà ma stratégie. Le sifflet du commissaire libéra les candidats au bouquet qui serait distribué au vainqueur après cent kilomètres accomplis, une place sur le podium me suffira pensais-je...

    Mon émotivité devait une fois encore mettre fin à mes rêves. Je n’arrivais pas à enfiler prestement ma chaussure dans le cale pied n’étant pas encore habitué aux cales pédales, et quand cela fut enfin fait, je relevais la tête pour m’apercevoir que, bien sûr, personne ne m’avait attendu. Je fis donc une partie du circuit seul, applaudi malgré tout par la famille, mais content somme toute d’être entré, même par la petite porte dans un univers inconnu.

    Ramenée à de plus justes proportions, mon ambition fut désormais de terminer les courses, si possible dans le peloton, et j’y mis toute l’ardeur dont j’étais capable. Cet état d’esprit a toujours été une constante dans tout ce que j’avais choisi d’accomplir. Je pris tout cela au sérieux : entraînement, alimentation, massages, tout ce que je pouvais prendre des anciens me servit. La première année fut consacrée à m’aguerrir, à me faire les muscles, à comprendre comment se passait une course, à apprendre les choses à faire et celles à ne pas faire etc.;...

    La deuxième année me vit réussir, parfois, à atteindre mes ambitions: finir avec les autres et même décrocher quelques places d’honneur; cependant une forme en dents de scie m’handicapait beaucoup, infortune que je ne m’expliquais pas mais dont on me donna peut-être une explication un moment plus tard. J’arrêtais le vélo à la fin de cette seconde année, devant accomplir mes obligations militaires mais le virus inoculé devait perdurer aussi longtemps que possible....

    Ces années sportives eurent cependant bien des mérites, le premier, que je ne remarquais pas tout d’abord mais qui s’est avéré comme le plus important, puisque je devais l’utiliser durant ma vie, fut la fonction de balayage du stress. Ces dernières années particulièrement m’y avaient exposé et le défoulement par le sport m’apporta une relative mais réelle stabilité. En second lieu la pratique cycliste me permit de conserver une allure svelte, l’alimentation sportive négligeant le gras néfaste et les sucres excédentaires se trouvaient consommés dans les entraînements et courses. Ce qui fait que j’arrivais à l’armée avec 69 k de poids pour une taille de 1,76m, ce poids étant encore maintenant le mien.

    Le troisième point intéressant, et non négligeable c’est que le vélo me permit d’arrêter de fumer et de boire, étant sérieux dans le sport comme je l’étais pour tout ce que j’avais choisi d’entreprendre. Cela me coûta quand même quelques efforts sur le tabac. Enfin le quatrième point : le sport me permis de faire de nouvelles connaissances et de nouveaux amis.

    Ce fut la fin de mon amitié avec Bernard, celui-ci, de plus en plus sollicité par sa nouvelle compagne, ne pouvait aligner que quelques kilomètres dans les compétitions du dimanche avant de s’effondrer, ceci sous les yeux de son amoureuse qui le suivait évidemment partout. Ces mésaventures mettaient un peu trop sa fierté à rude épreuve; il choisit donc de s’occuper d’Arlette et laissa tomber le vélo. Je dois dire que la fin de notre entente arrivait à point, car ma liaison finissante avec Bernadette, la soeur d’Arlette ne me permettait plus de l’accompagner. Je le revis néanmoins plus tard et nous nous rappelâmes brièvement quelques bons souvenirs.

    Depuis la terrasse de la maison, on distingue au loin, dans le grand cul de sac marin, beaucoup de petites îles qu’on appelle ici des îlets, il en est un qui mérite vraiment la peine d’y séjourner. J’ai envie de vous décrire ma dernière visite en ce lieu paradisiaque en compagnie d’amis:

    Gil avait vraiment envie d’aller à l’îlet Caret et de voir la mangrove du grand cul de sac marin, c’était également le cas de Sylvie qui auparavant y emmenait les vacanciers en ballade, avec le bateau de son mari, et également de Gérard et Chantal qui n’y étaient jamais allés. J’ai donc négocié auprès d’un passeur le trajet pour un prix acceptable et nous sommes donc partis tous ensemble à 8H30 pour l’îlet.

    C’est une petite île d’une centaine de mètres de longueur, d’à peine la moitié sur sa plus grande largeur. Elle est située à quelques kilomètres de la côte, juste derrière la barrière de corail, ce qui fait qu’elle bénéficie directement de l’effet lagon. La mer s’étale sur les bas fonds, à peine mouvementée, à dominante bleu ciel mais aussi parsemée de taches plus foncées sur les endroits herbeux. Aussi loin que le regard porte, la transparence domine. Le sable brille d’un blanc légèrement beige, quelques cocotiers ombrent les tables de bois, l’un d’eux tombé dans l’eau à la dernière tempête sert d’attache aux bateaux, quelques carbets pour manger à l’abri du soleil et du vent parsèment l’espace: un vrai petit paradis. Sylvie et moi avions préparé le pique nique, je m’étais occupé des crudités, de son côté elle avait fait macérer toute la nuit, dans une préparation à base de curcuma, les cuisses de poulet et le poisson : tazar et daurade coryphène.

    Après avoir choisi notre emplacement, récupéré quelques pierres pour organiser le barbecue et fait le tour de l’îlet nous avons irrésistiblement été attiré par l’eau peu profonde du lagon. Il est possible de rester assis, dans l’eau jusqu’à la taille, sans bouger, à respirer les alizés, tout le temps que l’on souhaite, l’eau tiède dispense de l’envie d’en sortir.

    Gérard toujours avec son insatiable curiosité de scientifique, s’est mis à explorer, muni de son masque et tuba, les fonds avoisinants. Après quelques instants de prospection il nous a fièrement ramené le fruit de ses recherches : une tête de jeune requin toute fraîche, ce qui prouve qu’il y en a malgré l’affirmation négative des autorités, également un mignon bébé lambis à la coquille rose et une magnifique étoile de mer grise à points rouge.

    Nous nous sommes régalés du bon repas au barbecue, sans fourchette car nous ne les avons pas retrouvées, sans doute emportés par le vent. Comme dessert Sylvie nous a préparé de délicieuses bananes : des “figues pommes, les meilleures, saisies sur les braises et flambées au rhum.

    Après de nouveaux jeux d’eau et bronzette digestive, nous avons repris le bateau et sommes allés voir l’île au oiseaux: c’est une mangrove où les pique-boeufs et les frégates viennent nicher. Elle est couverte des femelles de ces oiseaux, il est d’interdit d’approcher à moins d’une distance respectable, c’est donc à la jumelle que nous avons pu suivre leurs évolutions. Ensuite nous sommes allés naviguer autour des îlets de mangrove avoisinants et Gérard nous a tout expliqué sur la formation de ces endroits peuplés de palétuviers rouges qui s’enracinent selon un processus très particulier.

    Ces mangroves sont très importantes pour l’écologie: des races de mollusques, de crustacés, d’oiseaux, de mammifères et d’insectes prolifèrent en nombre sur cet enchevêtrement d’arbres, inaccessibles à l’homme par l’intérieur.


     

    Mes deux derniers amis avant mon départ au service militaire étaient comme moi des cyclistes et nous fîmes ensemble de longs kilomètres à l’entraînement et bon nombre de bêtises en dehors. Nous nous entendions tous les trois comme larrons en foire, Dédé était le plus grand, moi le moyen et Patrick le petit. Pendant les absences des parents de l’un ou de l’autre, nous nous organisions de soirées orgiaques : des soirées frites, sardines à la tomate à s’en rendre malades tellement nous en ingurgitions.

    A nous trois, plutôt beaux gosses, nous hésitions moins à solliciter les filles, mêmes quand il s’agissaient d’inconnues rencontrées dans les files des cinémas ou dans la rue, et arrivions souvent à conclure un flirt avec succès. Ce fut une année faste pour la chasse à courre et nous comptabilisions chacun honnêtement nos conquêtes mensuelles pour connaître le gagnant. Cependant, à cette époque les filles, en tous cas celles que nous fréquentions ne “couchaient pas” et je voyais arriver mes dix neuf ans avec la crainte d’arriver vierge au service militaire.

    Il me fallait donc faire quelque chose. Je me mis donc à rechercher mon ancienne bande de délurés, celle de “Michou”, afin de savoir s’ils ne connaissaient pas une jeune fille qui puisse m’aider à me sentir un peu moins niais. La conversation roula sur une certaine Annick qu’ils surnommaient vulgairement « miss Poubelle » et qu’ils me décrirent avec à la clé, beaucoup de détail technique sur ses pratiques qualifiées trivialement de « dégueulasses ».

    Peu après, au cours d’un bal, ils me la montrèrent et me mis en demeure d’approcher celle que mes camarades avaient désigné comme “accueillante”. Mes avances au cours de la danse devaient s’avérer payante, la demoiselle qui au départ ne semblait pas intéressé, ayant vu la bande ricaner autour de moi, fut petit à petit convaincu de ma bonne foi, et finit le bal en ma compagnie.

    En fait elle était très mignonne, bien faite et malgré sa voix un peu rauque, très agréable à discuter... Rendez vous fut pris dans la semaine pour les premiers contacts qui s’avérèrent intéressants. Mais mon blocage était là, et j’attendais de la belle qu’elle se décide puisque tous disaient d’elle qu’elle était “facile”. Il me fallut déchanter, même si Annick collectionnait les flirts elle était en fait très sage et me montra rapidement la frontière à ne pas dépasser.

    Comme elle était gentille nous sortîmes malgré tout ensemble, comme elle aimait danser, nous dansâmes dans les bals de la région et formions un beau couple, très remarqué. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que rapidement, m’ayant mieux connu, elle devint très amoureuse, m’envoyant à mon domicile des lettres dont les pages devenaient de plus en plus nombreuses, à tel point que le facteur avait du mal à les faire entrer dans la boite, certaine faisaient jusqu’à vingt cinq pages tout au long lesquelles elle me dépeignait en longs détails, l’intégralité de ses transports amoureux à mon égard.

    Comme il fallait bien que cela finisse ainsi, et sans que je l’eusse réellement voulu, Annick décida un beau jour d’avoir une relation amoureuse complète. Cela se passa au bas des bois, sur les fougères de la forêt de l’huisserie dont le versant donnait sur la Mayenne, par un beau dimanche après-midi d’été.

    Complètement paniqué et maladroit, je n’eu, aucun souvenir de ce que j’avais pu réussir à faire ce jour là, pensant avoir raté mon coup comme d’habitude et être resté aux porte de la félicité.

    C’est par une lettre reçue quelques jours plus tard qu’elle m’appris mon déniaisement, me reprochant gentiment de n’avoir pas fait”attention” et s’inquiétant de possibles conséquences. Tout se passa bien néanmoins et nous continuâmes quelque temps à nous voir.

    La semaine avant que je parte effectuer mes obligations militaires, elle m’avait sans doute prévu une surprise, ses parents n’étant pas chez eux cette nuit là. Elle m’invita au cinéma, et je fus tellement désagréable avec elle, ne comprenant pas son refus de mes caresses que je la plaquais à la sortie, furieux et décidé à ne plus la revoir.

    Hélas, j’appris par sa lettre de rupture qu’une nuit d’amour était prévue au programme et que mon impatience avait tout gâché... .

    Quand réellement je m’interroge sur les détails de cette soirée je me dis que j’avais certainement du en faire exprès, ne me sentant de taille, malgré mon “énorme envie” à satisfaire la belle. Tout se passe comme si les choses dont je souhaite longtemps la réalisation ne me semblent plus tellement intéressantes lorsque j’ai l’intention de les expérimenter, sans doute, dans la crainte d’une déception Je préférais rester sur la construction imaginaire qui m’avait tant satisfait et ne désirait pas la détruire par le risque d’une réalisation supposée inférieure en plaisir à celui du virtuel.

    Pour analyser cette attitude un peu curieuse, bien que je me sois rendu compte par la suite que je n’étais pas le seul à avoir des réactions de ce type, et puisque la plupart de nos traits de caractère trouvent leur origine dans l’enfance, j’émettrais une hypothèse qui me parait assez plausible.

    Je n’ai vraiment pas, comme je l’ai expliqué précédemment, et pour des raisons dont personne n’est responsable, bénéficié de beaucoup d’affection pendant mon enfance. En ressentant le besoin, comme tout le monde, je me suis construit, pendant cette époque, par l’intermédiaire de mon imaginaire, des personnages, comme Rudolf, m’entourant de l’amour qui me manquait. L’imaginaire ne pouvait me décevoir car je le fabriquais, je m’y sentais à l’abri de la déception. Car déception il y avait forcément lorsque je commençais à vouloir entrer dans la réalité parentale qui en échange de ma quête, me renvoyait aux coups et brimades.

    Il n’est pas surprenant que je me sois complu dans cette tendresse auto créée qui a bercé mon enfance. Ceci expliquerait mes difficultés par la suite à entrer dans une réalité qui, par analogie, m’inquièterait car elle risquerait de m’apporter des déceptions.

    Il en est de même des cadeaux que j’ai toujours eus du mal à accepter, sans doute pour des raisons identiques? Un cadeau c’est de l’attention, quelquefois de l’affection, aussi parfois de l’amour. Oui, mais on ne me demande pas mon avis, on m’impose tout ce qui accompagne le cadeau. Le souvenir des déceptions liées aux sentiments, même s’il est loin, dissimulé dans l’inconscient, déplie ses antennes à cette occasion. Il me faut alors un temps “d’adaptation” pour désorganiser mes défenses et réduire l’équation : sentiments = déception en ramenant tout au même dénominateur afin de la simplifier, ce qui demande, même pour un bon mathématicien, un peu de temps.

    En ce qui concerne mon acceptation du bonheur et du plaisir, il en est de même. Lorsqu’il vient de l’extérieur, je rencontre à nouveau les mêmes barrières psychologiques. Il n’y a en fait que l’amour que je m’octroie et le bonheur venant de l’intérieur qui puisse me remplir de paix profonde. Tout ce qui est extérieur, humain, est toujours sujet aux incertitudes du moment. On peut y pallier comme je le fais, en accordant sans réserve son affection à ceux que l’on aime, sans attendre de retour, et la joie donnée à cette occasion est sans commune mesure avec celle que l’on peut recevoir.

    Cependant, je crois qu’avec la connaissance vient la sérénité, et qu’au moment opportun on reçoit beaucoup plus qu’on aurait souhaité. C’est ainsi qu’on apprend que c’est ce qu’on donne qui a le plus de valeur.

    Oui... mais... pour donner sans réserve il faut soi-même, s’équilibrer, ne plus attendre ne plus espérer, mais exister, et c’est un long chemin pour y parvenir, c’est le résultat des leçons de vie, celles qui proviennent de nos choix de départ et de leur mise en pratique sur le chemin.

    Pendant cette période adolescente il m’a été permis pour la première fois, décidément! Il s’agissait d’une époque d’initiation en tout genre, de me rendre avec la famille à l’étranger. En fait ce n’était pas très loin, car c’était en Belgique que nous devions nous transporter pour quelques jours. Nous primes le train jusqu’à Bruxelles puis une micheline jusqu’à un petit pays près de Gand ou habitaient la soeur de ma mère, Paula, plus âgée qu’elle, et son mari Willy, directeur d’une usine de compost et grand amateur de cigare et de football. Il mourut d’ailleurs quelques années plus tard en regardant un match, preuve que l’émotion était bien présente à chaque rendez vous télévisuel.

    Ces jours furent l’occasion de se remplir de bière, car on ne plaisante pas avec çà là bas. Du matin au soir et du soir au matin, j’avais l’impression d’être un alambic, vidangeant ma vessie toutes les demie heures. Nous vîmes bien sûr, avec beaucoup d’émotions pour ma mère, une grande partie de sa famille, dont l’oncle Frantz. Elle reprit facilement le flamand, malgré vingt ans d’arrêt. Nous voyageâmes de familles en familles, de bières en bières, jusqu’à plus soif et au delà. Après une excursion en Hollande avec la fille de Paula et son ami, en Mercedes s’il vous plait, nous primes le chemin du retour et de la routine...

    Je passais quelque temps plus tard le conseil de révision qui, malgré la découverte d’une petite anomalie cardiaque et la prescription obligé d’un contrôle à l’hôpital militaire, me déclara “bon pour le service”. Je ne fis pas la fête après avec les porteurs de cocarde, évitant, la leçon ayant portée, une saoulerie inutile... Je reçu ma convocation quelque temps après pour les trois jours de test à Guingamp et y ayant satisfait je m’apprêtais à entrer dans une nouvelle période de ma vie.

    Ce qui a caractérisé ma façon de penser de cette période fut d’abord, et à ma grande surprise, la découverte de mon indifférence totale envers ce que tous redoutaient : la mort. Je ne m’expliquais pas cela, me sentant totalement loin de cette frayeur naturelle.

    L’explication vint plus tard, pour cela, j’en reviens encore une fois, à nos choix de vie : inconsciemment nous savons tous, avec plus ou moins d’acuité, ce que nous devons accomplir dans cette existence. Pour ma part, il était certain qu’en effectuant les bons choix, je n’aurais pas à craindre dans l’immédiat cette échéance naturelle.

    Pendant cette période me fut communiqué également la connaissance du pouvoir de la pensée : je savais que toute action ne peut exister que si elle est précédée d’une pensée. En fait, il faut savoir que le véritable chemin de vie s’effectue dans la pensée avant sa réalisation effective. Aujourd’hui, il est même possible pour les initiés de modifier les choix de vie du départ, mais ceci est une autre histoire.....

    J’utilisais cette connaissance de la plus mauvaise façon qui soit, étant déjà aux prises avec mes futures leçons de vie, en l’occurrence les notions de bien et de mal qui commençaient à occuper mes réflexions nocturnes.

    Ce que je savais de moi jusqu’à présent était surtout bâti sur les commentaires et appréciations extérieures. D’après ce que vous savez maintenant, je ne pouvais pas avoir une haute opinion de moi-même. Les histoires de démons de ma mère et mon éducation religieuse n’avaient pas non plus contribué à ce que je me considère comme un saint.

    Affligé de tant de maux, me prenant pour ce que je n’étais pas, et sachant désormais que la pensée me guidait, je m’imaginais que je ne pouvais donc que sombrer dans une mauvaise voie.

    Je trouvais donc un système intellectuel, un transfert sur le physique, afin d’évacuer ces idées noires et expérimentais ainsi le pouvoir de la pensée sur le physique, en quelque sorte par une dérivation.

    Voici de quelle façon je m’y prenais, mais il faut suivre...Il me venait parfois des excroissances sur les doigts, tout à fait anodines, comme étant sans doute des bulles de liquide qui une fois percées disparaissaient. Afin d’occuper mon esprit torturé par mes réflexions spirituelles, je m’imaginais avoir le cancer des doigts, j’avais sans doute là inventé une nouvelle forme de la maladie, et je faisais semblant d’avoir réellement peur en me répétant sans arrêt pour calmer les angoisses que j’avais ainsi transposées “ je n’ai pas le cancer” à chaque fois qu’un mal être ressurgissait. Ce qui était un moyen pas très simple mais assez efficace pour masquer des concepts que je ne pouvais pas encore appréhender. Cette méthode tout en changeant de support me fut très utile plus tard, les mêmes causes engendrant les mêmes effets.

    J’ai écrit que cette période fut la réalisation de mon premier défi, vous venez de voir que d’autres se préparaient. Mon premier défi consistait dans la suppression de l’influence parentale. Au moment de partir au service militaire, je fis la paix avec mon père. Ma mère avait intuitivement compris mon désir de liberté et avec l’éducation de mes frères bénéficiait d’autres sujets d’appropriation. Mon père pleura, et abdiqua, il avait compris qu’entre nous rien ne serait plus comme avant. Dorénavant il me respectera toute sa vie, me valorisant à chaque occasion, pour enfin avouer qu’il était fier de moi un peu plus tard. En contrepartie je lui apportais toute l’affection et le partage dont j’étais capable et je l’accompagnais le plus possible de mon soutien dans sa fin de vie prématurée.

    Tous les ans au mois de mai nous assistons en Guadeloupe à un fabuleux spectacle.

    A la tombée du jour, les agriculteurs ont coutume de mettre le feu à leurs champs de cannes afin, d’une part d’augmenter la « richesse » en sucre, sur laquelle ils sont payés, la chaleur ayant pour effet d’en concentrer leur teneur, mais également de consumer les feuilles sèches pour favoriser le travail des coupeurs, car, bien entendu, ne brûlent que les feuilles sèches autour du pied...

    Comme en ce moment avec la saison sèche nous bénéficions de magnifiques couchers de soleil...

    Je vais essayer de vous faire imaginer le spectacle.

    Le soleil se couchait derrière le mont Sofaïa qui ne se découpait qu’en sombre sur un ciel résolument bleu pâle, les quelques nuages qui le parsemaient se coloraient d’un rose bonbon saisissant. Lorsque les feux de brûlage se sont allumés devant ce décor somptueux, et que les flammes jusqu’à dix mètres de haut se sont mises à se tordre dans un crépitement de pétards chinois, il n’y avait plus qu’à regarder. Les rangées s’allumaient les unes après les autres lâchant au dessus des flammes vives leur fumée sombre, parsemée de brindilles de cendres, qui obscurcissait le ciel.

    Devant ce décor somptueux, tous les sens s’imprégnaient de la scène.

    Tout ceci a duré une bonne dizaine de minutes et se passait à proximité, sur le versant de la colline qui borde la route. Comme la canne brûlée doit être récoltée rapidement pour conserver ses qualités, le matin, dès 5 heures, à la pointe du jour, alors qu’une persistante odeur de sucre d’orge flottait dans l’air, une dizaine de coupeurs, déjà noircis de suie, se répartissaient par rangées, au pied des tiges et commençaient à balancer leur machette en se lançant des plaisanteries. Un coup, on coupe le bas de la canne, un autre coup, on élague les feuilles vertes qui subsistent à l’extrémité du tronc, on jette au milieu les cannes propres et ainsi de suite, si bien qu’en quelques heures les deux hectares sont par terre et attendent le ramassage.

     


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    Chapitre 5
     

    CHAPITRE V


     

    Mon départ pour le service militaire s’effectua en deux temps; je ne partis pas à Morhange dans la Moselle et dans le corps du huitième régiment de dragons où j’étais affecté, mais à l’hôpital militaire de Rennes, situé à soixante dix kilomètres de mon domicile. La raison en était cette anomalie cardiaque qui avait été décelée au conseil de révision et qui devait faire l’objet d’investigations complémentaires.

    Je passais donc un mois à patienter ; les examens de toutes natures se succédaient tous les trois ou quatre jours, le reste du temps je devais rester assis sur mon lit ou me promener en peignoir dans le petit parc. Pour quelqu’un comme moi, en bonne santé et physiquement en forme car venant de disputer une intense saison sportive, ce séjour m’apparut comme une pénitence.

    Le jour du dernier examen arriva enfin avec une radio du coeur, puisque c’était là qu’était censé se tenir le problème majeur.

    Je vis avec un certain sourire, au début, le médecin militaire se pencher sur mon cas, par écran interposé ; je riais un peu moins quand il appela un collègue pour lui montrer ce qu’il avait vu et je ne riais plus du tout quand les quatre médecins de l’hôpital examinèrent avec force commentaires l’intérêt de leur découverte.

    L’examen passé, les questions fusèrent, portant sur ma capacité à faire des efforts. Un des doctes professeurs alla même jusqu’à mettre en doute ma capacité de me déplacer en marchant rapidement.

    Je réfutais tout en bloc, leur démontrant mes aptitudes physiques prouvées par mon sport exigeant de cycliste.

    Un des médecins, apparemment découragé se retira en disant

    -« Bon, puisqu’il veut y aller! »

    Ce qui mit fin au suspense.

    Un paraphe sur un document m’expédia le lendemain dans la froidure naissante de l’est de la France.

    En fait, je pense que ces médecins avaient du me trouver quelque sympathie et souhaitaient m’éviter ce qu”ils considéraient eux-mêmes comme du temps perdu évitable. Je souhaitais cependant effectuer mon service militaire, c’était le bon moment pour échapper à l’étreinte parentale, et un retour à la maison avec les mêmes habitudes m’aurait replongé dans cet univers un peu glauque où j’avais vécu trop longtemps. Le service militaire représentait également pour moi un moyen de voir d’autres personnes, d’autres endroits.

    Il y avait également un argument majeur à ce souhait: mon incapacité, à la SCOMAM, d’occuper mon temps perdu. J’avais remarqué le vif soulagement du responsable du personnel de me voir prendre le chemin de la porte. Il était agacé d’entendre le chef suprême se plaindre de me surprendre un peu partout dans l’usine sauf à mon poste de travail, ce qui fait qu’au moment de mon départ, il m’avait été clairement fait comprendre qu’un retour éventuel n’était pas envisageable...

    J’arrivais donc à mon affectation de Morhange, avec un mois de retard sur les appelés de ma classe. La caserne était de type classique, en briques rouge comme la plupart des nombreuses casernes construites dans cette région frontalière depuis longtemps, afin de se protéger contre l’ennemi héréditaire : l’Allemagne.

    Les camarades de mon unité ne m’avaient pas attendu et partaient dans la semaine pour une formation de quelques mois, au soleil, dans le sud de la France. Ils devaient s’initier à la conduite des chars, ce que je n’eus pas à faire. Par contre je dus apprendre la marche au pas et le maniement du fusil avec un gradé qui manifestement, n’attendais que le moment ou j’aurais assimilé suffisamment de rudiments pour retourner dormir dans sa cambuse. Je m’ennuyais donc ferme, rien n’ayant été prévu, à part quelques corvées pour occuper les retardataires.

    On finit par me mettre aux effectifs, dans un bureau ou je devais rester quelques temps, à m’ennuyer également, mais assis...

    Quand les collègues revinrent, je finis avec eux les classes, exercices de simulation de combat en tout genre, de jour comme de nuit, au bon gré des gradés qui nous entouraient. Ce n’était pas pour moi très difficile, l’aguerrissement sportif avait affûté ma condition physique et je ne souffris pas des longues marches et autres fantaisies disciplinaires....

    J’avais gardé cependant la faculté de me faire remarquer. Etant rentré un dimanche de sortie villageoise en compagnie d’un camarade de la région un peu éméché, je me mis à rire bêtement quand ce dernier entonna devant le sapin de noël de la cour de la caserne “mon beau sapin” en allemand, langue qu’il connaissait parfaitement. Ce” Oh Tannenbaum” nous fit interpeller par le gradé de garde au poste de police, ce qui nous valu avec quelques autres sanctionnés, une marche de nuit punitive, alors que je le rappelle je n’étais que le témoin rigolard.

    On nous lança en pleine nature à une vingtaine de kilomètres vers 23 heures muni de tout le lourd barda sur le dos en nous indiquant vaguement la direction à suivre....

    Ce qui aurait pu être une corvée s’arrangea tout compte fait assez bien, car je repérais les lieux assez facilement ayant eu l’occasion de m’y rendre précédemment et de m’y faire une relation chez qui nous nous rendîmes. Il ne dormait pas et nous passâmes ensemble deux bonnes heures à boire du café arrosé au schnaps. Il nous raccompagna, à cinq dans sa deux chevaux, et dans l’hilarité générale. Nous allâmes pointer notre rentrée au poste avec toutes les peines du monde à se retenir pour ne pas éclater de rire devant le regard contrit du jeune gradé qui nous plaignait de notre difficile périple.

    Mon indiscipline me valu d’être désigné pour accomplir le peloton de sous officiers en compagnie de quelques autres. Il s’agissait bien pour moi d’une mesure disciplinaire et non d’une promotion. Je ne plaisais pas au lieutenant qui commandait l’escadron, et je dus accomplir cette punition pour avoir certainement une nouvelle fois ouvert ma bouche au moment où il ne le fallait pas. Ce peloton de formation des sous-officiers se déroulait au Valdahon, dans le Doubs, région particulièrement froide et accidentée. Ce ne devait pas être une partie de plaisir, cependant mes aptitudes sportives me permirent de ne pas en souffrir.

    Après un mois de formation, au moment des résultats, j’allais voir la veille le cahier que le sergent chef qui nous notait laissait habituellement dans son bureau et je constatais avoir les moyennes suffisantes pour passer haut la main. Le matin de la proclamation des reçus je vis mon adjudant qui m’apréçiait malgré tout, sortir penaud du bureau du lieutenant. A son regard vers moi j’avais compris instantanément que ma carrière de sous officier s’arrêtait la. Effectivement j’étais le seul à avoir échoué à l’examen. J’eus l’occasion de revoir le lendemain le fameux carnet de notes et je pu ainsi constater que les miennes avaient été pratiquement toutes rayées pour être remplacées par des notes plus basses qui n’autorisaient évidemment pas la réussite.

    Je rejoignis donc mon escadron et mon poste aux effectifs jusqu’à la fin de mon séjour, ce qui tout compte fait n’était pas si mal.

    En ce qui concerne la suite de ma vie amoureuse, pendant cette période, je dois dire qu’elle fut dans l’ensemble assez intéressante. Il se trouva des petites conquêtes de quelques jours, voire quelques semaines dont la seule utilité fut de confirmer que j’étais capable même le cheveu coupé ras d’intéresser quelques autochtones.

    Il me fut donné de faire la connaissance, au cours d’un exercice passant dans un lotissement d’une femme d’un certain âge penché à sa fenêtre et qui paraissait prendre un plaisir incontestable à voir défiler devant elle de fringants militaires en légère tenue de sport. Je répondis au bonjour qu’elle me fit au passage auquel elle ajouta un

    « je suis là cet après-midi ». Je lui rétorquais mon impossibilité de lui rendre visite mais lui donnais malgré tout un rendez-vous pour le samedi suivant.

    Au jour dit, je me présentais au domicile de la dame ou je dois dire que son accueil dépassa mes espérances : non pas pour ce que vous pourriez croire…Je fus reçu comme un invité, avec chocolat et gâteaux, et en échange de ma conversation, cette dame qui manifestement s’ennuyait me fit passer un après-midi familial très agréable. La surprise intéressante arriva en fin de journée avec sa fille : Renée, jolie brunette, vendeuse dans une boulangerie de la ville et qui semblait s’intéresser de très près à…mon uniforme.

    Ce fut le début d’une longue amitié avec sa mère et d’une longue idylle avec la fille. En effet, pendant de nombreux mois j’eus le gîte et le couvert dans cette famille ou le mari, mineur de profession et travaillant en équipe rentrait fort tard une semaine sur deux, ce qui faisait que durant ses absences nous passions notre temps agréablement à discuter, regarder le télé et toute autre activité manuelle adaptée aux besoins de notre âge. Il apparut cependant très vite que la vision de nos amusements avait sur la mère un effet que je qualifierais de frustrant. Je compris bien vite qu’une présence masculine supplémentaire serait la bienvenue.

    Après m’être enquis des goûts de la dame, il ne me resta plus qu’à choisir parmi mes relations celui qui serait le plus à même de nous accompagner dans nos soirées récréatives. La maman n’attendait que cela, et, s’avérant assez boulimique dans ce domaine, ce fut pratiquement la majorité de mes congénères qui défila dans le pavillon. Ces soirées n’étaient cependant pas sans quelques risques : en effet, excepté pendant les permissions et le samedi nous n’étions pas autorisés à sortir le soir après vingt heures, il fallait donc s’arranger pour quitter la caserne en faisant le mur, ce qui n’était pas facile ; seul un endroit en bordure des cuisine l’autorisait. Heureusement, « travaillant » aux effectifs, nous n’étions pas sans nous rendre quelques services entre nous, les personnels des services. Les amis des cuisines me permirent de garder une des clés de la porte suffisamment longtemps pour que je puisse en faire un double.

    Les inspections nocturnes n’étant pas fréquentes nous eûmes la chance de ne pas nous faire prendre jusqu’au moment ou un gradé, un peu jaloux eut vent de l’affaire et nous pris sur le fait, nous menaçant de sanctions en cas de récidive. Je compris bien que sa clémence était en fait intéressée et que mon adjudant-chef aurait bien voulu faire partie des élus qui faisaient plaisir à la dame. Comme il savait que c’était moi qui détenait le sésame il me laissa donc tranquille.

    Cependant, malgré moi, cet épisode mis fin à mes soirées bi hebdomadaires, et je n’eus plus que certains samedis pour satisfaire mes appétits. En fait d’appétit, ils s’avéraient pour moi assez restreints dans la mesure où je continuais d’être affublé de ma sensibilité précoce qui m’interdisait la satisfaction mutuelle complète.

    Ne pouvant plus désormais satisfaire à une présence continuelle, et les appétits de la dame étant restés les mêmes car aiguisés par leur constance, les choses finirent par dégénérer. Arrivant un soir sans prévenir, j’eus la surprise de constater que la maison était envahie et que même ma dulcinée s’était enfermée dans sa chambre avec un ami, sans doute pas pour compter les moutons. Cette constatation mis fin à mes écarts militaro sentimentaux, ce qui tombait bien, car « la quille » approchait.

    Je ne devais, compte tenu de l’éloignement, rentrer que deux fois en permission chez mes parents, ce qui ne me gênait aucunement, n’en ressentant pas vraiment le besoin. Ma liberté était en marche, et quelle qu’en soit le prix à payer, elle devenait prioritaire.

    C’est au cours du service militaire que survint ce que j’ai appelé une illumination. Il faut encore bien comprendre le sens de ce terme qui pourrait laisser penser que je sois devenu un « illuminé » avec tous ce que cette appellation peut renfermer de connotation péjorative. Quand je parle d’illumination j’entends une soudaine prise de conscience d’une situation, agréable ou non, qui constate un fait ou incite à une action. Comme déjà avec mon ami Bernard, et ensuite dans des circonstances futures, c’est l’intervention d’un messager, d’un vecteur si on préfère, qui déclencha le phénomène. Il s’agissait cette fois ci d’un personnage pourtant pas très recommandable qui du par la suite prolonger son séjour à la caserne pour fait de désertion, évènement gravissime de l’époque car étant passible, en cas de conflit, excusez du peu, de la peine de mort, ainsi que cela figurait sur le livret militaire.

    Ce personnage par ailleurs très attachant, m’avait invité à passer le week-end dans sa famille et c’est dans un train bondé que nous partîmes pour Strasbourg. Nous devisions de choses et d’autres, de propos plus ou moins philosophiques car l’intéressé sursitaire avait vaguement étudié la psychologie. Comme un éclair, à la suite des quelques mots qu’il prononça et que sans doute j’attendais, cette illumination s’imposa à moi.

    Il est difficile d’expliquer rationnellement ce qui se passe car trop d’éléments interviennent dans l’esprit en un temps si bref.

    Afin d’essayer d’être clair je dirais à ce moment précis avoir pris conscience que ma période de « nettoyage » était terminée, je me trouvais instantanément confronté à un vide, de nature à la fois mental, mais également spirituel, bien que la notion présente de ma nature spirituelle ne m’apparaissait alors pas clairement. J’avais soudainement la notion de ne plus exister en tant qu’individualité, de n’être constitué, intellectuellement parlant, que de ce qu’autrui avait décidé d’y mettre, chacun dans sa partie. Je n’existais plus en tant qu’individu, je n’étais plus rien, qu’un sac vide dans lequel les autres avaient jeté leur savoir. C’était une sensation extrêmement désagréable et déstabilisante ; je me souviens être resté complètement abattu, n’écoutant plus mon camarade me raconter ses petites histoires, trop occupé à me demander ce qui se passait en moi et ce que je devais alors faire pour exister en tant qu’être humain responsable de sa vie.

    Vu d’un peu plus loin aujourd’hui, je me dis que cette « illumination » avait pour but de me faire savoir que tout commençait pour moi réellement, que je pouvais désormais, le nettoyage, étant effectué, me remplir d’autre chose, ce qui devait d’ailleurs pas la suite avoir un sens plus concret, mais néanmoins encore plus déstabilisateur.

    Jusqu’à la fin du court trajet, ces idées ne cessèrent de me poursuivre, cependant, elles étaient désormais intégrées dans ma connaissance et participaient certainement à la composition du « grand œuvre », que tous ceux qui doivent accomplir quelque chose perçoivent à un moment ou un autre de leur vie.

    La fin de mon service militaire se passa sans grand évènement notable. Je continuais à m’ennuyer ferme dans mon petit bureau des effectifs ou je passais par exemple une matinée entière à construire, à l’aide de la machine à écrire, un tableau très compliqué d’une grandeur de quatre pages format normal, collées au scotch ; lorsque ce tableau se trouvait enfin terminé, j’y inscrivais en grandes lettres tracées en biais, au travers des quatre feuilles ….. «  ETAT NEANT ». Ce « travail » étant, bien sur, tous les mois répétés.

    De temps à autre, je jetais un coup d’œil par la fenêtre afin d’y apercevoir mon ex-dulcinée traîtresse. La boulangerie ou elle travaillait se situant juste de l’autre côté de la rue.

    J’avais, je le crois bien, eu raison de vouloir à tout prix effectuer mon service militaire, car cette période m’avait permis, en un temps et un espace réduit, de découvrir un échantillon représentatif de ce qui pouvait exister en tant que caractères dans la société française, différents non seulement en fonction de leur catégorie socio professionnelle mais également selon leur lieu de résidence. Il s’y retrouvait vraiment toutes formes de personnages hauts en couleur, du délinquant au fils à papa, du futur séminariste au malade sexuel, de l’intello à l’inculte total. De nature curieuse et n’ayant pas encore eu l’opportunité de me frotter à cette faune, je pris plaisir à enrichir ma boite à personnages, ce dont je me servis par la suite au gré de mes rencontres et confrontations, évitant grâce à cela de juger trop promptement ou de rejeter craintivement.

    En Guadeloupe, à la période des fêtes existe une tradition particulièrement vivace et apprécié des autochtones, il s’agit du “chanté Nwël”. Il est facile de comprendre qu’il s’agit de réunions destinées à chanter des chants de noël, c’est à dire des cantiques. Une série de manifestations se déroulant non loin, je suis allé, pour la première fois voir ce que cela donnait.

    Je suis donc parti à Jarry, immense zone commerciale jouxtant Pointe à Pitre assister à l’évènement. Après avoir avalé un bokit poulet acheté dans un lolo, je me suis assis sur un muret avec les spectateurs déjà nombreux dans l’attente du spectacle. Beaucoup de jeunes arboraient un bonnet rouge de père noël avec des lumières clignotantes tout autour; on aurait dit des gyrophares sur pied ! Alors que le spectacle devait débuter à 19H, les musiciens sont arrivés nonchalamment à 19H10. Pendant l’installation de leur matériel des livrets de cantiques étaient distribués gratuitement. Et puis, avec le traditionnel « Yékrik » , lancé par l’animateur sur le podium, auquel la foule répondait en coeur »Yékrak » puis le « mistikrik et mistikrak », les premières notes de musique :saxo accordéon, rythmées par le gwo-ka, commençaient à mettre la foule en émoi. Il faut dire que, bien que les cantiques soient les mêmes qu’en métropole, la façon de les interpréter n’à plus rien à y voir.

    Après les premières mesures destinées à chauffer le public, une dizaine de magnifiques créoles, drapées dans leur robe traditionnelle et chapeautées de coiffes de madras, montaient sur scène en dansant. Les spectatrices, les premières commençaient à s’agiter en cadence, remuant des hanches rythmiquement, puis au lancement des premiers chants repris par la foule qui levait les bras, tout le monde se mis à se trémousser en mesure. Il n’était d’ailleurs pas possible d’y résister tant le rythme “balançait. En une demi-heure heure l’ambiance était lâchée et les chants de noël s’élevaient dans la douceur de la nuit antillaise. Cela dure aussi longtemps que les spectateurs le souhaitent, jusqu’à plus d’envie, pour avoir la patience d’attendre le prochain noël.

    Mon retour au foyer s’effectua sans heurt, mes parents m’ayant prévenus de leurs déménagement à quelques kilomètres de Laval, à Bonchamps, suivant en cela la famille David, qu’ils continuaient donc à avoir comme voisin. Leur nouvelle résidence se situait dans une rangée de maisons basses jumelées par leur garage. Il s’agissait d’une opération locative initiée par la SCOMAM, désireuse de participer au logement de ses « employés supérieurs ». Cette option avait donc permis à mes parents une mise au vert dans ce village.

    Ces petites maisons avaient l’avantage d’être neuves et de bénéficier, du fait de leur plein pied, d’un petit terrain, où ma mère s’essaya à semer sans grande conviction, quelques radis.

    Autre surprise, mon père, se trouvant confronté à une obligation, la maison se trouvant à quelque distance de son lieu de travail, avait du se résoudre à passer son permis de conduire, ce qui autorisa mes parents à gagner une autonomie dans leurs déplacements, liberté jusqu’à présent inconnue.

    Mon arrivée ne déchaîna pas les passions, je compris vite qu’en mon absence d’autres habitudes s’étaient créées et que mon nouveau couchage sur le canapé de la salle à manger ne pouvait être que provisoire. Ma mère me fit rapidement comprendre au bout de quelques jours, que je devais sans plus tarder me mettre en quête d’une situation, afin de libérer la place et de ne pas me complaire dans une oisiveté qu’elle ne tolérerait pas. Il m’était de toute façon obligatoire de me remuer assez vite sur ce sujet, l’argent de poche pour mes loisirs ne pouvant plus m’être octroyé, ayant épuisé à l’armée les maigres économies de mon livret de caisse d’épargne.

    Grâce aux « petites annonces » du journal local, je fus embauché comme aide comptable dans une laiterie assez importante du sud du département, à Craon, petite ville distante d’une trentaine de kilomètres de mon lieu de résidence. Je trouvais rapidement une chambre, à l’étage d’un magasin de vêtements, tenu par une vieille fille d’un certain âge. Elle me fit rapidement regretter mon choix, son antipathie naturelle envers nombre de personnes, devant s’appliquer également à moi.

    Je devais néanmoins rester dans ce lieu pendant tout mon séjour, m’accommodant malgré tout de ses sautes d’humeur et de sa tyrannie domestique.

    Après m’être acquitté, ce qui n’était pas prévu dans mon budget, du mois de loyer à courir et de deux autres de caution, il me fallut gérer le peu qu’il me restait pour me nourrir jusqu’à ce que je puisse demander un acompte sur mon salaire, ma mère m’ayant fait comprendre qu’il n’était pas question de me prêter quoi que ce soi, et moi-même ayant décidé de ne plus avoir recours à eux, ma liberté étant le prix de mon autonomie. J’utilisais donc ce qu’il me restait comme monnaie pour acquérir en une seule fois ma nourriture de la semaine, étant déterminée, à la fin de celle-ci, à solliciter un acompte sur mon salaire qui devrait me permettre de subsister.

    La première semaine de mon nouveau travail, je dus ainsi me contenter d’une baguette de pain, d’un kilo de pommes Golden et d’une saucisse cuite, que je répartissais en cinq parties égales, jours restants à courir jusqu’au samedi après-midi, moment du retour chez mes parents pour le week-end.

    Ce qui fut dit fut fait et c’est le ventre un peu creux que je commençais mon travail qui, sur le papier se présentait comme une promotion puisque d’employé aux écritures deuxième échelon, je devenais aide comptable. De la comptabilité, je ne connaissais pas grand-chose. Mon initiation laborieuse car parcimonieuse, me fut conférée par le second du chef comptable qui préparait déjà envers moi, pauvre naïf, ses coups de Jarnac qui devaient faire de lui par la suite mon premier ennemi du travail. J’oeuvrais au milieu d’une équipe essentiellement féminine sur laquelle l’adjoint avait la haute main, et il pensait sans doute que la présence d’un nouveau coq dans la basse-cour risquait de lui faire perdre une partie de son influence sur cette assemblée en jupon.

    Dès que j’en eus la possibilité je remplaçais l’autocar qui m’emmenait jusqu’à Craon par un véhicule. Celui-ci, je m’en aperçus plus tard, était en fait déjà promis à la casse, je le fis donc bénéficier d’un sursis. Il s’agissait d’une Dauphine Renault de couleur noire, qui portait donc déjà son deuil et dont j’aurais du me méfier. Comme il s’agissait de mon premier véhicule, je n’étais pas apte à en vérifier le bon fonctionnement. Pour la somme modique de cinq cents francs, le reste payable en trois mensualités identiques, je devins propriétaire de ce véhicule, parfaitement incontrôlable par temps de pluie, et insortable par routes enneigées ou verglacées. Un des remèdes à sa mauvaise tenue de route, occasionné par son moteur à propulsion consistait dans le chargement à l’avant d’un sac de ciment de cinquante kilos qui rendait le véhicule plus stable. L’inconvénient qui en découlait naturellement consistait en la nette diminution du volume du coffre se situant à l’avant, et interdisait, du fait du déplacement de la charge dans les virages, le transport de tout objet un tantinet fragile.

    Il n’empêche que muni de ce véhicule, certes imparfait, qui eut la mauvaise idée de me lâcher au retour d’un réveillon de la St Sylvestre, en pleine campagne, je pus commencer à réitérer mes escapades du samedi soir et écumer les bals à la recherche de mes compléments féminins.

    C’est à la foire de la Saint Fiacre dans la ville de Château-Gontier que je fis la connaissance de Rolande.

    Chaque année pendant l’été, une grande foire qui durait presque un mois se tenait et je crois se tient encore, en bordure de la Mayenne, sur une immense place. Une foire pendant laquelle avaient lieu différents concours d’animaux : bovins, volailles, chiens, mais également des animations, des expositions de matériel agricole et surtout une important fête foraine, avec, en son centre un grand chapiteau utilisé régulièrement comme bal sous tente avec orchestre. Une foule de jeunes fréquentait cet endroit, partant du principe que plus il y a de monde, plus il y a d’amusement et plus il y a de choix.

    Je m’étais rendu ce samedi soir dans ce lieu dansant, sans idée préconçue et je n’eus même pas le temps de faire dix pas à l’intérieur avant d’être interceptée par une jeune fille au chignon châtain clair, vêtue d’une robe collante bleue turquoise à la mode, qui me fit immédiatement comprendre que je lui plaisais et m’incita à danser en sa compagnie.

    Nous ne restâmes pas très longtemps dans ce bal puisque je n’eus même pas le temps de voir l’orchestre, et je la raccompagnais chez elle après qu’elle eut prévenu ses amis de son départ. Nous utilisâmes le temps imparti à son retour à bien d’autres choses qu’à danser et ce fut le point de départ d’une aventure sentimentale qui aurait du me conduire jusqu’au mariage, si les circonstances l’avaient permis, mais ce ne fut pas le cas.

    Rolande était la benjamine d’une famille nombreuse, un peu dispersée comme c’est souvent le cas. Ses parents étaient très simples et sympathiques. Sa mère avait tenu l’unique commerce d’un petit village pendant de nombreuses années et elle avait gardé le sens de la convivialité, qualité exigé pour ce genre d’activité, surtout dans un village où la clientèle restreinte ne permet pas le faux pas sous peine de faillite. Je pense que malgré tout elle s’était plu dans ce métier, puisque la joie l’habitait encore. Son père, fort buveur, devait être cantonnier du village et ne déployait pas une considérable intelligence, il était malgré tout d’un abord très sympathique et bien que sa conversation se réduisait à peu de choses, il m’était agréable de lui tenir compagnie. Il me fallait souvent l’accompagner à la cave ou une barrique de cidre dur était toujours en perce et à disposition de sa soif qu’il avait importante ; je l’accompagnais légèrement au début, l‘âcreté du cidre n’étant pas de nature à me convenir, je me contentais par la suite de lui tenir compagnie. La fin de la journée était pour lui un peu difficile, mais sa femme, petite souris frêle, tout en le déplorant, ne lui en tenait pas rigueur.

    Rolande travaillait à Laval et occupait un studio car ses parents habitaient à quelques kilomètres de là. Je la rejoignais incognito le vendredi soir, sa logeuse interdisant la présence d’hommes dans l’appartement. Nous en repartions en catimini le samedi matin pour passer la journée ou le week-end chez ses parents qui me faisaient hypocritement dormir dans une chambre attenante. Je ne voyais plus mes parents que pour leur faire laver mon linge ou pour quelques dîners du samedi soir en compagnie de ma fiancée, car fiançailles officielles il y eut. A partir de ce moment ses parents nous autorisèrent à dormir dans le même lit, les convenances étant accomplies.

    Parallèlement à cet épisode il me fallait vivre, les jours de semaine, mes longues soirées de solitude craonnaise. 

    Il me fut donné de rencontrer un vieux marchand de chapeaux qui tenait commerce pratiquement en face de ma chambre : monsieur Lamé .Incidemment il me fit part de son activité bénévole au sein du patronage de la ville. Il s’occupait en effet de la troupe de théâtre, de bonne réputation, et avait justement un rôle à attribuer dans la prochaine pièce, en cours de répétition. Ce fut l’occasion de lier connaissance avec un groupe de jeunes fort intéressant qui m’aidèrent bien à m’intégrer à cette ville difficile et dont malgré tout je ne garde pas un souvenir des plus agréables.

    Le rôle manquant dans cette pièce de Casona, « La barque sans pêcheurs », était celui du démon, il me poursuivait encore celui-là, m’étais-je dis en acceptant de le jouer…..Tout se passa bien et je pus constater que j’aimais toute cette ambiance, les répétitions dans le froid, l’aide aux décors, les repas pris en commun, la mise en scène et bien sûr le spectacle en lui-même : se mettre en évidence publiquement devant trois cents personnes suspendues à vos paroles ! Pour moi il s’agissait d’une vraie découverte et je me laissais emporter tout au long des huit représentations par cette griserie qui remplissait mon âme de satisfaction.

    Je n’avais aucun problème pour apprendre mon texte, toujours grâce à ma mémoire « photographique », et je savais d’instinct trouver les intonations et attitudes convenables, ce qui faisait que ce brave monsieur Lamé n’avait pas à me diriger et qu’à la fin il me demandait souvent mon avis, se contentant de répéter au moins vingt fois par répétition à la cantonade : « imaginez vous que c’est vrai ! »

    On finit par me dire que j’étais doué et c’est vrai que je me sentais parfaitement à l’aise dans ce genre d’exercice, rattrapant toutes les années de repli sur moi et de timidité relationnelle dues au manque de confiance, héritage de mon éducation parentale.

    A la fin de cette pièce, monsieur Lamé mourut d’un cancer, le patronage s’étant d’autre part dissous, mes camarades de jeux et moi-même décidâmes de créer une association afin de continuer le théâtre, sous nos conditions et responsabilités, un théâtre engagé en quelque sorte.

    Je devins donc président fondateur du théâtre populaire d’amateurs craonnais soit T.PA.C. qui devait exister jusqu’à mon départ de cette ville quelques années plus tard.

    Là aussi ce fut le début d’une longue histoire d’amour avec le théâtre, qui devait s’achever un peu trop précocement, à la fois par le début de ma carrière professionnelle et aussi par mon mariage qui devait me donner d’autres responsabilités et occupations.

    Pendant quelques années il me fut permis malgré tout de mettre en scène et de produire de nombreuse pièces, non seulement à Craon, mais également dans d’autres grandes villes du département avec des succès mitigés, dépendant surtout de l’ouverture d’esprit des spectateurs potentiels, attirés vraiment par les représentations théâtrales ou simplement par la curiosité de voir jouer le fils du voisin. A ce petit jeu, la population du centre et du Sud de la Mayenne avait ma préférence.

    Nous étions arrivés à former un groupe de qualité et je veillais personnellement au choix des pièces qui, emporté par l’idéologie de mai 68 devaient selon moi véhiculer un message fort. Elles étaient censées obliger à faire réfléchir la bourgeoisie craonnaise et d’ailleurs. Je soumettais les pièces sélectionnées, de façon parfaitement démocratique, à l’ensemble du groupe qui en choisissait celle que nous devions préparer.

    L’utilisation des bénéfices, une fois la pièce jouée, était également soumis aux membres et leur répartition effectuée selon leur désir.

    C’était la première fois que je prenais une responsabilité au sein d’un groupe et cet apprentissage de la direction fut encore un remerciement que je dus à la pratique théâtrale. Grâce à cette première expérience je devais entre réussites et échecs prendre goût à cet exercice qui me valorisait d’autant plus que je me sentais considéré par l’ensemble du groupe qui reconnaissait en moi mes capacités d’acteur, de metteur en scène et de gestionnaire.

    Je prenais moi-même conscience avec eux de mes capacités innées d’organisateur, que je ne soupçonnais pas et qui devaient, par la suite, me servir de tremplin dans ma vie associative et professionnelle. Je pense que si les circonstances s’y étaient vraiment prêtées j’aurais aimé poursuivre un peu plus longtemps cette expérience et arriver à en faire plus qu’un amusement ; les joies que me donnait cet exercice furent parmi les plus intenses de ma vie.

    Je devais d’ailleurs participer à cette époque à de stages organisés par des professionnels mais dont le but n’était pas la détection de talents. Vraisemblablement ce n’était pas dans cette direction que mon choix de vie devait me mener, car il est certain que si cela avait été le cas, toute ma vie en aurait été bouleversée.

    Il n’empêche que mes aptitudes me permirent ensuite de quitter cette société dans laquelle, comme dans celles qui ont suivies je devais m’ennuyer et avoir l’impression d’une perte de temps, ne comprenant toujours pas ce à quoi pouvait servir le travail que j’effectuais sans goût à longueur de semaines.

    Comme à la SCOMAM, la durée du travail ne permettait que des fins de semaine réduites. Non seulement nous devions travailler tous les samedis matins mais également un samedi après-midi sur deux, cela pour des salaires de misère. Une fois le restaurant du midi et la location de la chambre payés, je ne pouvais que mettre de l’essence dans la voiture et m’offrir de temps en temps un vêtement.

    Mes fréquentations furent essentiellement théâtrales et très chaleureuses. Je devins pour un couple d’amis le compagnon multi soirées hebdomadaires, dînant en leur compagnie avec de temps à autre la présence d’autres amis acteurs qui nous accompagnaient dans nos parties de jeux de société.

    Je ne suis jamais arrivé à m’intégrer d’une autre façon dans ce village hostile dans lequel je ressentais fortement l’hypocrisie ambiante. La présence à la messe ou la séparation traditionnelle homme/femme était maintenue, sans être obligatoire, s’avérait cependant fortement recommandée. La puissance du clergé admise et reconnue me remplissait de malaise. J’avais honte de devoir suivre le troupeau afin d’essayer de ne pas me faire remarquer comme un hérétique dans mon milieu de travail, car ce que je m’obligeais à faire n’était pas en accord avec mes souhaits et pensées profondes.

    Tout en vomissant la bourgeoisie je m’efforçais de la copier, retournant au confessionnal pour les Pâques ou mon absence à la messe aurait évidemment été remarquée. De rebelle indépendant je devenais agneau soumis, et je trouvais heureusement dans le théâtre un moyen de me revaloriser, ce qui me permettait d’apprécier encore plus les applaudissement.

    Je trouvais également dans l’élaboration des programmes des représentations, que je rédigeais entièrement, un plaisir machiavélique à mettre en valeur, sous couvert de critique artistique tous les travers de la bourgeoisie que la pièce jouée était censée définir, espérant que le lecteur prendrait ces diatribes pour lui.

    Bien que cette période me semble aujourd’hui plutôt fade et sans relief, ce fut à l’examen, une séquence de ma vie particulièrement importante. Elle consista d’abord au début de mon indépendance, à la fois financière et résidentielle, ensuite à l’acquisition de responsabilités associatives et enfin au commencement d’une vie de couple quand j’y inclus évidement les transports nocturnes en commun et mes fiançailles. Ces évènements représentaient déjà beaucoup dans un temps aussi court, mais ce n’était pas terminé, bien d’autres faits encore plus importants prirent également naissance pendant cette époque…

    Je partis en vacances en Alsace avec Rolande, avec bien sur le soutien conditionnel du véhicule appelé automobile que je devais abreuver d’eau et d’huile environ tous les deux cents kilomètres. Il s’agissait de mon premier voyage lointain en autonomie et l’Alsace avait été choisi comme destination car une des sœurs de Rolande y demeurait. Nous devions la saluer au passage. De salut il y eut, mais notre séjour devait se prolonger pendant les quinze jours programmés de notre périple car une invitation à rester nous avait été formulée.

    Ce ne fut donc pas à cette occasion que je pus me rendre compte des capacités de ménagère et d’initiative de ma future épouse. Ses aptitudes à la cuisine et au ménage m’étaient essentiellement révélées au travers de sa mère car Rolande aidait seulement à mettre le couvert et à débarrasser après les repas.

    Il m’était par contre permis de vérifier ses capacités disons….affectives et je dois dire qu’elles étaient loin de me donner entière satisfaction. Ses transports amoureux me paraissaient assez froids. Cependant pour moi qui n’avait pas d’éléments de comparaison, je m’imaginais que mes lectures de livres érotiques devaient être exagérées en ce qui concerne les descriptions de l’exaltation féminine aux moments opportuns et que l’attitude passive de Rolande devait bien correspondre à la majorité des femmes sérieuses.

    Il y avait quand même quelque chose qui me gênait beaucoup plus : il s’agissait de son absence de tendresse, de mots d’amour, d’attentions bienveillantes, ce qui faisait que, petit à petit j’en vins à me demander quelle était ma place dans cette galère.

    L’inconvénient du système c’est qu’après une année de « fréquentation », agrémentée des fiançailles officielles, je devenais quasiment intégré à la famille, connaissant frères et sœurs, participant aux fêtes de famille, y compris les noëls, anniversaires et tout ce qu’on peut imaginer. Comment me tirer de ce mauvais pas sans froisser toutes ces susceptibilités ? Je me sentais véritablement pris au piège, ce qui bien sur n’améliorait pas mes rapports avec ma future promise.

    Les circonstances me furent néanmoins favorables puisqu’un soir de réunion imprévue à Laval et rentrant fort tardivement, je remarquais ma chère Rolande à l’intérieur d’un café de la place centrale en compagnie d’une fille assez connue pour sa liberté de mœurs. Les explications douteuses de ma « fiancée » ne me persuadèrent pas et me donnèrent une bonne raison de faire taire d’éventuels scrupules. Je restais néanmoins un été supplémentaire avec elle et les vacances sous la tente au Cap Fréhel me confirmèrent que la demoiselle n’était vraiment pas mûre pour la vie conjugale, ne sachant pas faire beaucoup de choses de ses dix doigts, et n’ayant aucune initiative dans quelque domaine que ce fut. Comme on le dit « quand on veut tuer son chien on dit qu’il a la rage ». Bref, elle ne me convenait pas.

    Je profitais donc d’un quinze août pour ne pas donner suite à une réunion de famille où j’étais invité et à l’issue de laquelle tout le monde compris que l’affaire était comme on dit communément  « dans le sac ». Je n’eus pas le loisir de récupérer les divers objets imprudemment laissés en dépôt dans la demeure familiale et je dois dire honnêtement que le seul regret que j’eus à déplorer dans cette histoire fut la perte de ma collection de « Lucky Luke », série de bandes dessinées à laquelle je tenais beaucoup…

    Me trouvant désormais seul et libre, je respirais un bon coup, heureux de m’être sorti d’une situation pour laquelle quelques mois auparavant je ne voyais pas d’issue.

    La remplaçante devait se trouver dans l’abondante collection de demoiselles travaillant dans la laiterie ou je traînais mon spleen. L’absence totale de motivation dans mon travail et la nullité des perspectives qui en découlait devait s’accompagner des brimades que je devais subir de la part de l’adjoint du chef comptable, jaloux je le supposais de ma liberté d’expression et de mes rapports amicaux avec la gente féminine.

    En ce beau dimanche d’automne ensoleillé je devais donc choisir entre deux rendez-vous galants…..Je choisis…..et devais épouser l’élue huit mois plus tard.

     

    L’endroit dans lequel je vis en Guadeloupe se trouve sur les premières pentes douces de la Basse-Terre, à quelques lieues de Pointe à Pitre, la sous-préfecture, et à trois kilomètres de la petite ville de Sainte -Rose. La maison, au toit et volets bleus, se situe sur les pentes d’un vallon, entre deux collines plongeant sur la ville. Face à la terrasse orientée plein Nord, s’étale la mer des Caraïbes. De chaque côté, des champs de cannes à sucre, en fleurs en ce moment, arborent fièrement une sorte de plumet blanc mauve qui domine la plante comme un petit drapeau. En lisière des champs, se découpant sur le ciel, quelques palmiers royaux d’une dizaine de mètres entourent de gros rochers.

    Sur la droite, une disgracieuse ligne à haute tension nous rappelle notre dépendance. Elle sera bientôt enterrée dit-on, mais les habitants comptent plutôt sur le prochain cyclone pour la voir disparaître. Devant, et jusqu’à la mer : du vert, avec des cocotiers, des manguiers, et de ci de là quelques toitures vert clair, bleu ciel et rose. Au delà de la verdure, la mer, coupée dans toute sa largeur par la barrière de corail, que les vagues en se brisant soulignent de blanc en une ligne plus ou moins pointillée en fonction de la force des vagues. Cette première partie, jusqu’à la barrière, change constamment de couleur, le bleu ciel et turquoise dominent, mais le vert vient souvent s’y mélanger. Au centre, quelques petites îles de mangrove bien vertes, et l’îlet blanc avec sa jolie plage de sable immaculé. Au delà de la barrière, les hauts fonds rendent, jusqu’à l’horizon la mer plus foncée de bleu, c’est là bas que passent les voiliers et les gros bateaux nonchalants et majestueux.

    Un autre événement important qui devait bouleverser ma vie pendant quelques années survint au cours de ma période craonnaise. A quelques semaines de mon mariage, naviguant dans une béatitude amoureuse de bon aloi, je demeurais toujours dans ma chambre du premier étage de ma logeuse abondamment vieille fille et au caractère acariâtre. C’est dans ce lieu que je devais connaître une expérience spirituelle particulièrement intense qui devais me perturber pour une longue période, m’empêchant de bénéficier pleinement de mon bonheur tout neuf.

    Il ne m’est pas possible de l’expliciter en détail, s’agissant d’une expérience personnelle particulièrement incitative et remettant en cause mon futur engagement. Cette prise de conscience me mettait en demeure, par le biais d’une illumination puissante de choisir entre le service et le mariage.

    Je l’avais compris dans ce sens et sans véritablement concevoir pourquoi je devais réfléchir sur la suite que je devais donner à mes prochaines années de vie. Un choix m’était demandé et je ne pouvais pas répondre par l’affirmative, le renoncement étant vraiment hors de mes possibilités de l’époque.

    A la lumière de la distance, les années d’expérience étant survenues, je comprends un peu mieux le sens de cet appel qui me laissa des nuits entières dans une angoisse particulièrement forte et dans un questionnement qui recevait toujours des réponses identiques et que je ne pouvais admettre.

    Ce travail qui m’était alors demandé, je le fais aujourd’hui, trente cinq ans après avec le renoncement obligé et les difficultés qui en découlent. Cependant, je sais qu’aujourd’hui, je suis dans la voie qu’il m’était demandé de suivre, et la paix qui en découle aujourd’hui était bien celle promise alors.

    Pourquoi n’ai-je pas à ce moment répondu à cet appel au service ? Parce que je ne le pouvais pas tout simplement. Les évènements qui ont suivi et la vie que j’ai menée depuis, avec tout ce qui a pu s’y passer d’éclairant m’ont désormais amené à suivre avec confiance les chemins qui s’ouvraient devant moi. Mon départ pour la Guadeloupe, en abandonnant tout derrière moi, incompréhensible pour la plupart des observateurs, est une réponse à un appel. Si je n’avais pas connu ce mauvais choix craonnais je ne l’aurais sans doute pas suivi. En ce sens il revient à dire que tout est positif, y compris lorsque on se fourvoie dans une voie de garage. Il y a toujours une leçon à en tirer. Il suffit alors de mener la vie que l’on a choisi, qui s’avère peut-être un peu plus difficile mais il s’agit du prix à payer en fonction du choix. Les leçons forment alors les éléments qui seront déterminants dans la prochaine orientation. Mais il ne faudra certes pas rater ce retour quand il se présentera.

    Mon refus de suivre cet appel de ma chambrette craonnaise a eu cependant comme conséquence de gâcher ma sérénité des années suivantes et je dus avoir recours aux remèdes habituels de tout un chacun mal dans sa peau pour mener une vie normale : alcool, tabac, nourriture, le cocktail infernal dont j’ai mis ensuite une dizaine d’années à me débarrasser

    Cet épisode craonnais a donc énormément compté dans ma vie. Il s’est avéré comme une charnière, autant dans ma vie familiale, professionnelle que spirituelle. Je n’en garde pas, peut être à cause de tout cela, un bon souvenir, et quand je passe à Craon pour y voir des amis, une sensation de malaise me gagne toujours.

    Qu’aurait été ma vie si j‘avais écouté ce message ? Certainement totalement différente de celle que j’ai vécu et intuitivement je pense que la plénitude serait intervenue plus rapidement. Je n’avais cependant alors aucun repère pour me lancer dans une nouvelle voie et ce que j’avais déjà connu de la relation divine n’était pas de nature à me laisser m’y engouffrer.

    Je préfère aujourd’hui ne comptabiliser que les éléments positifs et je me dis que tout est toujours dans l’ordre. J’ai utilisé mon libre arbitre, c’est-à-dire mon choix de vie, et même si ce n’était pas le bon choix, les années passées m’ont permis d’affiner mes connaissance et d’entrer dans ce qui m’était demandé de faire, avec un peu de retard bien sûr, mais dans l’acceptation totale, l’abandon et la satisfaction d’être enfin dans ma voie.

     

     

    Deux ans plus tard, naissait FLORENT,……

    Trente six ans plus tard naissait QUENTIN….


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