• E/ Quentin et les suivants Chapitre V

     

     
    Chapitre 5
     

    CHAPITRE V


     

    Mon départ pour le service militaire s’effectua en deux temps; je ne partis pas à Morhange dans la Moselle et dans le corps du huitième régiment de dragons où j’étais affecté, mais à l’hôpital militaire de Rennes, situé à soixante dix kilomètres de mon domicile. La raison en était cette anomalie cardiaque qui avait été décelée au conseil de révision et qui devait faire l’objet d’investigations complémentaires.

    Je passais donc un mois à patienter ; les examens de toutes natures se succédaient tous les trois ou quatre jours, le reste du temps je devais rester assis sur mon lit ou me promener en peignoir dans le petit parc. Pour quelqu’un comme moi, en bonne santé et physiquement en forme car venant de disputer une intense saison sportive, ce séjour m’apparut comme une pénitence.

    Le jour du dernier examen arriva enfin avec une radio du coeur, puisque c’était là qu’était censé se tenir le problème majeur.

    Je vis avec un certain sourire, au début, le médecin militaire se pencher sur mon cas, par écran interposé ; je riais un peu moins quand il appela un collègue pour lui montrer ce qu’il avait vu et je ne riais plus du tout quand les quatre médecins de l’hôpital examinèrent avec force commentaires l’intérêt de leur découverte.

    L’examen passé, les questions fusèrent, portant sur ma capacité à faire des efforts. Un des doctes professeurs alla même jusqu’à mettre en doute ma capacité de me déplacer en marchant rapidement.

    Je réfutais tout en bloc, leur démontrant mes aptitudes physiques prouvées par mon sport exigeant de cycliste.

    Un des médecins, apparemment découragé se retira en disant

    -« Bon, puisqu’il veut y aller! »

    Ce qui mit fin au suspense.

    Un paraphe sur un document m’expédia le lendemain dans la froidure naissante de l’est de la France.

    En fait, je pense que ces médecins avaient du me trouver quelque sympathie et souhaitaient m’éviter ce qu”ils considéraient eux-mêmes comme du temps perdu évitable. Je souhaitais cependant effectuer mon service militaire, c’était le bon moment pour échapper à l’étreinte parentale, et un retour à la maison avec les mêmes habitudes m’aurait replongé dans cet univers un peu glauque où j’avais vécu trop longtemps. Le service militaire représentait également pour moi un moyen de voir d’autres personnes, d’autres endroits.

    Il y avait également un argument majeur à ce souhait: mon incapacité, à la SCOMAM, d’occuper mon temps perdu. J’avais remarqué le vif soulagement du responsable du personnel de me voir prendre le chemin de la porte. Il était agacé d’entendre le chef suprême se plaindre de me surprendre un peu partout dans l’usine sauf à mon poste de travail, ce qui fait qu’au moment de mon départ, il m’avait été clairement fait comprendre qu’un retour éventuel n’était pas envisageable...

    J’arrivais donc à mon affectation de Morhange, avec un mois de retard sur les appelés de ma classe. La caserne était de type classique, en briques rouge comme la plupart des nombreuses casernes construites dans cette région frontalière depuis longtemps, afin de se protéger contre l’ennemi héréditaire : l’Allemagne.

    Les camarades de mon unité ne m’avaient pas attendu et partaient dans la semaine pour une formation de quelques mois, au soleil, dans le sud de la France. Ils devaient s’initier à la conduite des chars, ce que je n’eus pas à faire. Par contre je dus apprendre la marche au pas et le maniement du fusil avec un gradé qui manifestement, n’attendais que le moment ou j’aurais assimilé suffisamment de rudiments pour retourner dormir dans sa cambuse. Je m’ennuyais donc ferme, rien n’ayant été prévu, à part quelques corvées pour occuper les retardataires.

    On finit par me mettre aux effectifs, dans un bureau ou je devais rester quelques temps, à m’ennuyer également, mais assis...

    Quand les collègues revinrent, je finis avec eux les classes, exercices de simulation de combat en tout genre, de jour comme de nuit, au bon gré des gradés qui nous entouraient. Ce n’était pas pour moi très difficile, l’aguerrissement sportif avait affûté ma condition physique et je ne souffris pas des longues marches et autres fantaisies disciplinaires....

    J’avais gardé cependant la faculté de me faire remarquer. Etant rentré un dimanche de sortie villageoise en compagnie d’un camarade de la région un peu éméché, je me mis à rire bêtement quand ce dernier entonna devant le sapin de noël de la cour de la caserne “mon beau sapin” en allemand, langue qu’il connaissait parfaitement. Ce” Oh Tannenbaum” nous fit interpeller par le gradé de garde au poste de police, ce qui nous valu avec quelques autres sanctionnés, une marche de nuit punitive, alors que je le rappelle je n’étais que le témoin rigolard.

    On nous lança en pleine nature à une vingtaine de kilomètres vers 23 heures muni de tout le lourd barda sur le dos en nous indiquant vaguement la direction à suivre....

    Ce qui aurait pu être une corvée s’arrangea tout compte fait assez bien, car je repérais les lieux assez facilement ayant eu l’occasion de m’y rendre précédemment et de m’y faire une relation chez qui nous nous rendîmes. Il ne dormait pas et nous passâmes ensemble deux bonnes heures à boire du café arrosé au schnaps. Il nous raccompagna, à cinq dans sa deux chevaux, et dans l’hilarité générale. Nous allâmes pointer notre rentrée au poste avec toutes les peines du monde à se retenir pour ne pas éclater de rire devant le regard contrit du jeune gradé qui nous plaignait de notre difficile périple.

    Mon indiscipline me valu d’être désigné pour accomplir le peloton de sous officiers en compagnie de quelques autres. Il s’agissait bien pour moi d’une mesure disciplinaire et non d’une promotion. Je ne plaisais pas au lieutenant qui commandait l’escadron, et je dus accomplir cette punition pour avoir certainement une nouvelle fois ouvert ma bouche au moment où il ne le fallait pas. Ce peloton de formation des sous-officiers se déroulait au Valdahon, dans le Doubs, région particulièrement froide et accidentée. Ce ne devait pas être une partie de plaisir, cependant mes aptitudes sportives me permirent de ne pas en souffrir.

    Après un mois de formation, au moment des résultats, j’allais voir la veille le cahier que le sergent chef qui nous notait laissait habituellement dans son bureau et je constatais avoir les moyennes suffisantes pour passer haut la main. Le matin de la proclamation des reçus je vis mon adjudant qui m’apréçiait malgré tout, sortir penaud du bureau du lieutenant. A son regard vers moi j’avais compris instantanément que ma carrière de sous officier s’arrêtait la. Effectivement j’étais le seul à avoir échoué à l’examen. J’eus l’occasion de revoir le lendemain le fameux carnet de notes et je pu ainsi constater que les miennes avaient été pratiquement toutes rayées pour être remplacées par des notes plus basses qui n’autorisaient évidemment pas la réussite.

    Je rejoignis donc mon escadron et mon poste aux effectifs jusqu’à la fin de mon séjour, ce qui tout compte fait n’était pas si mal.

    En ce qui concerne la suite de ma vie amoureuse, pendant cette période, je dois dire qu’elle fut dans l’ensemble assez intéressante. Il se trouva des petites conquêtes de quelques jours, voire quelques semaines dont la seule utilité fut de confirmer que j’étais capable même le cheveu coupé ras d’intéresser quelques autochtones.

    Il me fut donné de faire la connaissance, au cours d’un exercice passant dans un lotissement d’une femme d’un certain âge penché à sa fenêtre et qui paraissait prendre un plaisir incontestable à voir défiler devant elle de fringants militaires en légère tenue de sport. Je répondis au bonjour qu’elle me fit au passage auquel elle ajouta un

    « je suis là cet après-midi ». Je lui rétorquais mon impossibilité de lui rendre visite mais lui donnais malgré tout un rendez-vous pour le samedi suivant.

    Au jour dit, je me présentais au domicile de la dame ou je dois dire que son accueil dépassa mes espérances : non pas pour ce que vous pourriez croire…Je fus reçu comme un invité, avec chocolat et gâteaux, et en échange de ma conversation, cette dame qui manifestement s’ennuyait me fit passer un après-midi familial très agréable. La surprise intéressante arriva en fin de journée avec sa fille : Renée, jolie brunette, vendeuse dans une boulangerie de la ville et qui semblait s’intéresser de très près à…mon uniforme.

    Ce fut le début d’une longue amitié avec sa mère et d’une longue idylle avec la fille. En effet, pendant de nombreux mois j’eus le gîte et le couvert dans cette famille ou le mari, mineur de profession et travaillant en équipe rentrait fort tard une semaine sur deux, ce qui faisait que durant ses absences nous passions notre temps agréablement à discuter, regarder le télé et toute autre activité manuelle adaptée aux besoins de notre âge. Il apparut cependant très vite que la vision de nos amusements avait sur la mère un effet que je qualifierais de frustrant. Je compris bien vite qu’une présence masculine supplémentaire serait la bienvenue.

    Après m’être enquis des goûts de la dame, il ne me resta plus qu’à choisir parmi mes relations celui qui serait le plus à même de nous accompagner dans nos soirées récréatives. La maman n’attendait que cela, et, s’avérant assez boulimique dans ce domaine, ce fut pratiquement la majorité de mes congénères qui défila dans le pavillon. Ces soirées n’étaient cependant pas sans quelques risques : en effet, excepté pendant les permissions et le samedi nous n’étions pas autorisés à sortir le soir après vingt heures, il fallait donc s’arranger pour quitter la caserne en faisant le mur, ce qui n’était pas facile ; seul un endroit en bordure des cuisine l’autorisait. Heureusement, « travaillant » aux effectifs, nous n’étions pas sans nous rendre quelques services entre nous, les personnels des services. Les amis des cuisines me permirent de garder une des clés de la porte suffisamment longtemps pour que je puisse en faire un double.

    Les inspections nocturnes n’étant pas fréquentes nous eûmes la chance de ne pas nous faire prendre jusqu’au moment ou un gradé, un peu jaloux eut vent de l’affaire et nous pris sur le fait, nous menaçant de sanctions en cas de récidive. Je compris bien que sa clémence était en fait intéressée et que mon adjudant-chef aurait bien voulu faire partie des élus qui faisaient plaisir à la dame. Comme il savait que c’était moi qui détenait le sésame il me laissa donc tranquille.

    Cependant, malgré moi, cet épisode mis fin à mes soirées bi hebdomadaires, et je n’eus plus que certains samedis pour satisfaire mes appétits. En fait d’appétit, ils s’avéraient pour moi assez restreints dans la mesure où je continuais d’être affublé de ma sensibilité précoce qui m’interdisait la satisfaction mutuelle complète.

    Ne pouvant plus désormais satisfaire à une présence continuelle, et les appétits de la dame étant restés les mêmes car aiguisés par leur constance, les choses finirent par dégénérer. Arrivant un soir sans prévenir, j’eus la surprise de constater que la maison était envahie et que même ma dulcinée s’était enfermée dans sa chambre avec un ami, sans doute pas pour compter les moutons. Cette constatation mis fin à mes écarts militaro sentimentaux, ce qui tombait bien, car « la quille » approchait.

    Je ne devais, compte tenu de l’éloignement, rentrer que deux fois en permission chez mes parents, ce qui ne me gênait aucunement, n’en ressentant pas vraiment le besoin. Ma liberté était en marche, et quelle qu’en soit le prix à payer, elle devenait prioritaire.

    C’est au cours du service militaire que survint ce que j’ai appelé une illumination. Il faut encore bien comprendre le sens de ce terme qui pourrait laisser penser que je sois devenu un « illuminé » avec tous ce que cette appellation peut renfermer de connotation péjorative. Quand je parle d’illumination j’entends une soudaine prise de conscience d’une situation, agréable ou non, qui constate un fait ou incite à une action. Comme déjà avec mon ami Bernard, et ensuite dans des circonstances futures, c’est l’intervention d’un messager, d’un vecteur si on préfère, qui déclencha le phénomène. Il s’agissait cette fois ci d’un personnage pourtant pas très recommandable qui du par la suite prolonger son séjour à la caserne pour fait de désertion, évènement gravissime de l’époque car étant passible, en cas de conflit, excusez du peu, de la peine de mort, ainsi que cela figurait sur le livret militaire.

    Ce personnage par ailleurs très attachant, m’avait invité à passer le week-end dans sa famille et c’est dans un train bondé que nous partîmes pour Strasbourg. Nous devisions de choses et d’autres, de propos plus ou moins philosophiques car l’intéressé sursitaire avait vaguement étudié la psychologie. Comme un éclair, à la suite des quelques mots qu’il prononça et que sans doute j’attendais, cette illumination s’imposa à moi.

    Il est difficile d’expliquer rationnellement ce qui se passe car trop d’éléments interviennent dans l’esprit en un temps si bref.

    Afin d’essayer d’être clair je dirais à ce moment précis avoir pris conscience que ma période de « nettoyage » était terminée, je me trouvais instantanément confronté à un vide, de nature à la fois mental, mais également spirituel, bien que la notion présente de ma nature spirituelle ne m’apparaissait alors pas clairement. J’avais soudainement la notion de ne plus exister en tant qu’individualité, de n’être constitué, intellectuellement parlant, que de ce qu’autrui avait décidé d’y mettre, chacun dans sa partie. Je n’existais plus en tant qu’individu, je n’étais plus rien, qu’un sac vide dans lequel les autres avaient jeté leur savoir. C’était une sensation extrêmement désagréable et déstabilisante ; je me souviens être resté complètement abattu, n’écoutant plus mon camarade me raconter ses petites histoires, trop occupé à me demander ce qui se passait en moi et ce que je devais alors faire pour exister en tant qu’être humain responsable de sa vie.

    Vu d’un peu plus loin aujourd’hui, je me dis que cette « illumination » avait pour but de me faire savoir que tout commençait pour moi réellement, que je pouvais désormais, le nettoyage, étant effectué, me remplir d’autre chose, ce qui devait d’ailleurs pas la suite avoir un sens plus concret, mais néanmoins encore plus déstabilisateur.

    Jusqu’à la fin du court trajet, ces idées ne cessèrent de me poursuivre, cependant, elles étaient désormais intégrées dans ma connaissance et participaient certainement à la composition du « grand œuvre », que tous ceux qui doivent accomplir quelque chose perçoivent à un moment ou un autre de leur vie.

    La fin de mon service militaire se passa sans grand évènement notable. Je continuais à m’ennuyer ferme dans mon petit bureau des effectifs ou je passais par exemple une matinée entière à construire, à l’aide de la machine à écrire, un tableau très compliqué d’une grandeur de quatre pages format normal, collées au scotch ; lorsque ce tableau se trouvait enfin terminé, j’y inscrivais en grandes lettres tracées en biais, au travers des quatre feuilles ….. «  ETAT NEANT ». Ce « travail » étant, bien sur, tous les mois répétés.

    De temps à autre, je jetais un coup d’œil par la fenêtre afin d’y apercevoir mon ex-dulcinée traîtresse. La boulangerie ou elle travaillait se situant juste de l’autre côté de la rue.

    J’avais, je le crois bien, eu raison de vouloir à tout prix effectuer mon service militaire, car cette période m’avait permis, en un temps et un espace réduit, de découvrir un échantillon représentatif de ce qui pouvait exister en tant que caractères dans la société française, différents non seulement en fonction de leur catégorie socio professionnelle mais également selon leur lieu de résidence. Il s’y retrouvait vraiment toutes formes de personnages hauts en couleur, du délinquant au fils à papa, du futur séminariste au malade sexuel, de l’intello à l’inculte total. De nature curieuse et n’ayant pas encore eu l’opportunité de me frotter à cette faune, je pris plaisir à enrichir ma boite à personnages, ce dont je me servis par la suite au gré de mes rencontres et confrontations, évitant grâce à cela de juger trop promptement ou de rejeter craintivement.

    En Guadeloupe, à la période des fêtes existe une tradition particulièrement vivace et apprécié des autochtones, il s’agit du “chanté Nwël”. Il est facile de comprendre qu’il s’agit de réunions destinées à chanter des chants de noël, c’est à dire des cantiques. Une série de manifestations se déroulant non loin, je suis allé, pour la première fois voir ce que cela donnait.

    Je suis donc parti à Jarry, immense zone commerciale jouxtant Pointe à Pitre assister à l’évènement. Après avoir avalé un bokit poulet acheté dans un lolo, je me suis assis sur un muret avec les spectateurs déjà nombreux dans l’attente du spectacle. Beaucoup de jeunes arboraient un bonnet rouge de père noël avec des lumières clignotantes tout autour; on aurait dit des gyrophares sur pied ! Alors que le spectacle devait débuter à 19H, les musiciens sont arrivés nonchalamment à 19H10. Pendant l’installation de leur matériel des livrets de cantiques étaient distribués gratuitement. Et puis, avec le traditionnel « Yékrik » , lancé par l’animateur sur le podium, auquel la foule répondait en coeur »Yékrak » puis le « mistikrik et mistikrak », les premières notes de musique :saxo accordéon, rythmées par le gwo-ka, commençaient à mettre la foule en émoi. Il faut dire que, bien que les cantiques soient les mêmes qu’en métropole, la façon de les interpréter n’à plus rien à y voir.

    Après les premières mesures destinées à chauffer le public, une dizaine de magnifiques créoles, drapées dans leur robe traditionnelle et chapeautées de coiffes de madras, montaient sur scène en dansant. Les spectatrices, les premières commençaient à s’agiter en cadence, remuant des hanches rythmiquement, puis au lancement des premiers chants repris par la foule qui levait les bras, tout le monde se mis à se trémousser en mesure. Il n’était d’ailleurs pas possible d’y résister tant le rythme “balançait. En une demi-heure heure l’ambiance était lâchée et les chants de noël s’élevaient dans la douceur de la nuit antillaise. Cela dure aussi longtemps que les spectateurs le souhaitent, jusqu’à plus d’envie, pour avoir la patience d’attendre le prochain noël.

    Mon retour au foyer s’effectua sans heurt, mes parents m’ayant prévenus de leurs déménagement à quelques kilomètres de Laval, à Bonchamps, suivant en cela la famille David, qu’ils continuaient donc à avoir comme voisin. Leur nouvelle résidence se situait dans une rangée de maisons basses jumelées par leur garage. Il s’agissait d’une opération locative initiée par la SCOMAM, désireuse de participer au logement de ses « employés supérieurs ». Cette option avait donc permis à mes parents une mise au vert dans ce village.

    Ces petites maisons avaient l’avantage d’être neuves et de bénéficier, du fait de leur plein pied, d’un petit terrain, où ma mère s’essaya à semer sans grande conviction, quelques radis.

    Autre surprise, mon père, se trouvant confronté à une obligation, la maison se trouvant à quelque distance de son lieu de travail, avait du se résoudre à passer son permis de conduire, ce qui autorisa mes parents à gagner une autonomie dans leurs déplacements, liberté jusqu’à présent inconnue.

    Mon arrivée ne déchaîna pas les passions, je compris vite qu’en mon absence d’autres habitudes s’étaient créées et que mon nouveau couchage sur le canapé de la salle à manger ne pouvait être que provisoire. Ma mère me fit rapidement comprendre au bout de quelques jours, que je devais sans plus tarder me mettre en quête d’une situation, afin de libérer la place et de ne pas me complaire dans une oisiveté qu’elle ne tolérerait pas. Il m’était de toute façon obligatoire de me remuer assez vite sur ce sujet, l’argent de poche pour mes loisirs ne pouvant plus m’être octroyé, ayant épuisé à l’armée les maigres économies de mon livret de caisse d’épargne.

    Grâce aux « petites annonces » du journal local, je fus embauché comme aide comptable dans une laiterie assez importante du sud du département, à Craon, petite ville distante d’une trentaine de kilomètres de mon lieu de résidence. Je trouvais rapidement une chambre, à l’étage d’un magasin de vêtements, tenu par une vieille fille d’un certain âge. Elle me fit rapidement regretter mon choix, son antipathie naturelle envers nombre de personnes, devant s’appliquer également à moi.

    Je devais néanmoins rester dans ce lieu pendant tout mon séjour, m’accommodant malgré tout de ses sautes d’humeur et de sa tyrannie domestique.

    Après m’être acquitté, ce qui n’était pas prévu dans mon budget, du mois de loyer à courir et de deux autres de caution, il me fallut gérer le peu qu’il me restait pour me nourrir jusqu’à ce que je puisse demander un acompte sur mon salaire, ma mère m’ayant fait comprendre qu’il n’était pas question de me prêter quoi que ce soi, et moi-même ayant décidé de ne plus avoir recours à eux, ma liberté étant le prix de mon autonomie. J’utilisais donc ce qu’il me restait comme monnaie pour acquérir en une seule fois ma nourriture de la semaine, étant déterminée, à la fin de celle-ci, à solliciter un acompte sur mon salaire qui devrait me permettre de subsister.

    La première semaine de mon nouveau travail, je dus ainsi me contenter d’une baguette de pain, d’un kilo de pommes Golden et d’une saucisse cuite, que je répartissais en cinq parties égales, jours restants à courir jusqu’au samedi après-midi, moment du retour chez mes parents pour le week-end.

    Ce qui fut dit fut fait et c’est le ventre un peu creux que je commençais mon travail qui, sur le papier se présentait comme une promotion puisque d’employé aux écritures deuxième échelon, je devenais aide comptable. De la comptabilité, je ne connaissais pas grand-chose. Mon initiation laborieuse car parcimonieuse, me fut conférée par le second du chef comptable qui préparait déjà envers moi, pauvre naïf, ses coups de Jarnac qui devaient faire de lui par la suite mon premier ennemi du travail. J’oeuvrais au milieu d’une équipe essentiellement féminine sur laquelle l’adjoint avait la haute main, et il pensait sans doute que la présence d’un nouveau coq dans la basse-cour risquait de lui faire perdre une partie de son influence sur cette assemblée en jupon.

    Dès que j’en eus la possibilité je remplaçais l’autocar qui m’emmenait jusqu’à Craon par un véhicule. Celui-ci, je m’en aperçus plus tard, était en fait déjà promis à la casse, je le fis donc bénéficier d’un sursis. Il s’agissait d’une Dauphine Renault de couleur noire, qui portait donc déjà son deuil et dont j’aurais du me méfier. Comme il s’agissait de mon premier véhicule, je n’étais pas apte à en vérifier le bon fonctionnement. Pour la somme modique de cinq cents francs, le reste payable en trois mensualités identiques, je devins propriétaire de ce véhicule, parfaitement incontrôlable par temps de pluie, et insortable par routes enneigées ou verglacées. Un des remèdes à sa mauvaise tenue de route, occasionné par son moteur à propulsion consistait dans le chargement à l’avant d’un sac de ciment de cinquante kilos qui rendait le véhicule plus stable. L’inconvénient qui en découlait naturellement consistait en la nette diminution du volume du coffre se situant à l’avant, et interdisait, du fait du déplacement de la charge dans les virages, le transport de tout objet un tantinet fragile.

    Il n’empêche que muni de ce véhicule, certes imparfait, qui eut la mauvaise idée de me lâcher au retour d’un réveillon de la St Sylvestre, en pleine campagne, je pus commencer à réitérer mes escapades du samedi soir et écumer les bals à la recherche de mes compléments féminins.

    C’est à la foire de la Saint Fiacre dans la ville de Château-Gontier que je fis la connaissance de Rolande.

    Chaque année pendant l’été, une grande foire qui durait presque un mois se tenait et je crois se tient encore, en bordure de la Mayenne, sur une immense place. Une foire pendant laquelle avaient lieu différents concours d’animaux : bovins, volailles, chiens, mais également des animations, des expositions de matériel agricole et surtout une important fête foraine, avec, en son centre un grand chapiteau utilisé régulièrement comme bal sous tente avec orchestre. Une foule de jeunes fréquentait cet endroit, partant du principe que plus il y a de monde, plus il y a d’amusement et plus il y a de choix.

    Je m’étais rendu ce samedi soir dans ce lieu dansant, sans idée préconçue et je n’eus même pas le temps de faire dix pas à l’intérieur avant d’être interceptée par une jeune fille au chignon châtain clair, vêtue d’une robe collante bleue turquoise à la mode, qui me fit immédiatement comprendre que je lui plaisais et m’incita à danser en sa compagnie.

    Nous ne restâmes pas très longtemps dans ce bal puisque je n’eus même pas le temps de voir l’orchestre, et je la raccompagnais chez elle après qu’elle eut prévenu ses amis de son départ. Nous utilisâmes le temps imparti à son retour à bien d’autres choses qu’à danser et ce fut le point de départ d’une aventure sentimentale qui aurait du me conduire jusqu’au mariage, si les circonstances l’avaient permis, mais ce ne fut pas le cas.

    Rolande était la benjamine d’une famille nombreuse, un peu dispersée comme c’est souvent le cas. Ses parents étaient très simples et sympathiques. Sa mère avait tenu l’unique commerce d’un petit village pendant de nombreuses années et elle avait gardé le sens de la convivialité, qualité exigé pour ce genre d’activité, surtout dans un village où la clientèle restreinte ne permet pas le faux pas sous peine de faillite. Je pense que malgré tout elle s’était plu dans ce métier, puisque la joie l’habitait encore. Son père, fort buveur, devait être cantonnier du village et ne déployait pas une considérable intelligence, il était malgré tout d’un abord très sympathique et bien que sa conversation se réduisait à peu de choses, il m’était agréable de lui tenir compagnie. Il me fallait souvent l’accompagner à la cave ou une barrique de cidre dur était toujours en perce et à disposition de sa soif qu’il avait importante ; je l’accompagnais légèrement au début, l‘âcreté du cidre n’étant pas de nature à me convenir, je me contentais par la suite de lui tenir compagnie. La fin de la journée était pour lui un peu difficile, mais sa femme, petite souris frêle, tout en le déplorant, ne lui en tenait pas rigueur.

    Rolande travaillait à Laval et occupait un studio car ses parents habitaient à quelques kilomètres de là. Je la rejoignais incognito le vendredi soir, sa logeuse interdisant la présence d’hommes dans l’appartement. Nous en repartions en catimini le samedi matin pour passer la journée ou le week-end chez ses parents qui me faisaient hypocritement dormir dans une chambre attenante. Je ne voyais plus mes parents que pour leur faire laver mon linge ou pour quelques dîners du samedi soir en compagnie de ma fiancée, car fiançailles officielles il y eut. A partir de ce moment ses parents nous autorisèrent à dormir dans le même lit, les convenances étant accomplies.

    Parallèlement à cet épisode il me fallait vivre, les jours de semaine, mes longues soirées de solitude craonnaise. 

    Il me fut donné de rencontrer un vieux marchand de chapeaux qui tenait commerce pratiquement en face de ma chambre : monsieur Lamé .Incidemment il me fit part de son activité bénévole au sein du patronage de la ville. Il s’occupait en effet de la troupe de théâtre, de bonne réputation, et avait justement un rôle à attribuer dans la prochaine pièce, en cours de répétition. Ce fut l’occasion de lier connaissance avec un groupe de jeunes fort intéressant qui m’aidèrent bien à m’intégrer à cette ville difficile et dont malgré tout je ne garde pas un souvenir des plus agréables.

    Le rôle manquant dans cette pièce de Casona, « La barque sans pêcheurs », était celui du démon, il me poursuivait encore celui-là, m’étais-je dis en acceptant de le jouer…..Tout se passa bien et je pus constater que j’aimais toute cette ambiance, les répétitions dans le froid, l’aide aux décors, les repas pris en commun, la mise en scène et bien sûr le spectacle en lui-même : se mettre en évidence publiquement devant trois cents personnes suspendues à vos paroles ! Pour moi il s’agissait d’une vraie découverte et je me laissais emporter tout au long des huit représentations par cette griserie qui remplissait mon âme de satisfaction.

    Je n’avais aucun problème pour apprendre mon texte, toujours grâce à ma mémoire « photographique », et je savais d’instinct trouver les intonations et attitudes convenables, ce qui faisait que ce brave monsieur Lamé n’avait pas à me diriger et qu’à la fin il me demandait souvent mon avis, se contentant de répéter au moins vingt fois par répétition à la cantonade : « imaginez vous que c’est vrai ! »

    On finit par me dire que j’étais doué et c’est vrai que je me sentais parfaitement à l’aise dans ce genre d’exercice, rattrapant toutes les années de repli sur moi et de timidité relationnelle dues au manque de confiance, héritage de mon éducation parentale.

    A la fin de cette pièce, monsieur Lamé mourut d’un cancer, le patronage s’étant d’autre part dissous, mes camarades de jeux et moi-même décidâmes de créer une association afin de continuer le théâtre, sous nos conditions et responsabilités, un théâtre engagé en quelque sorte.

    Je devins donc président fondateur du théâtre populaire d’amateurs craonnais soit T.PA.C. qui devait exister jusqu’à mon départ de cette ville quelques années plus tard.

    Là aussi ce fut le début d’une longue histoire d’amour avec le théâtre, qui devait s’achever un peu trop précocement, à la fois par le début de ma carrière professionnelle et aussi par mon mariage qui devait me donner d’autres responsabilités et occupations.

    Pendant quelques années il me fut permis malgré tout de mettre en scène et de produire de nombreuse pièces, non seulement à Craon, mais également dans d’autres grandes villes du département avec des succès mitigés, dépendant surtout de l’ouverture d’esprit des spectateurs potentiels, attirés vraiment par les représentations théâtrales ou simplement par la curiosité de voir jouer le fils du voisin. A ce petit jeu, la population du centre et du Sud de la Mayenne avait ma préférence.

    Nous étions arrivés à former un groupe de qualité et je veillais personnellement au choix des pièces qui, emporté par l’idéologie de mai 68 devaient selon moi véhiculer un message fort. Elles étaient censées obliger à faire réfléchir la bourgeoisie craonnaise et d’ailleurs. Je soumettais les pièces sélectionnées, de façon parfaitement démocratique, à l’ensemble du groupe qui en choisissait celle que nous devions préparer.

    L’utilisation des bénéfices, une fois la pièce jouée, était également soumis aux membres et leur répartition effectuée selon leur désir.

    C’était la première fois que je prenais une responsabilité au sein d’un groupe et cet apprentissage de la direction fut encore un remerciement que je dus à la pratique théâtrale. Grâce à cette première expérience je devais entre réussites et échecs prendre goût à cet exercice qui me valorisait d’autant plus que je me sentais considéré par l’ensemble du groupe qui reconnaissait en moi mes capacités d’acteur, de metteur en scène et de gestionnaire.

    Je prenais moi-même conscience avec eux de mes capacités innées d’organisateur, que je ne soupçonnais pas et qui devaient, par la suite, me servir de tremplin dans ma vie associative et professionnelle. Je pense que si les circonstances s’y étaient vraiment prêtées j’aurais aimé poursuivre un peu plus longtemps cette expérience et arriver à en faire plus qu’un amusement ; les joies que me donnait cet exercice furent parmi les plus intenses de ma vie.

    Je devais d’ailleurs participer à cette époque à de stages organisés par des professionnels mais dont le but n’était pas la détection de talents. Vraisemblablement ce n’était pas dans cette direction que mon choix de vie devait me mener, car il est certain que si cela avait été le cas, toute ma vie en aurait été bouleversée.

    Il n’empêche que mes aptitudes me permirent ensuite de quitter cette société dans laquelle, comme dans celles qui ont suivies je devais m’ennuyer et avoir l’impression d’une perte de temps, ne comprenant toujours pas ce à quoi pouvait servir le travail que j’effectuais sans goût à longueur de semaines.

    Comme à la SCOMAM, la durée du travail ne permettait que des fins de semaine réduites. Non seulement nous devions travailler tous les samedis matins mais également un samedi après-midi sur deux, cela pour des salaires de misère. Une fois le restaurant du midi et la location de la chambre payés, je ne pouvais que mettre de l’essence dans la voiture et m’offrir de temps en temps un vêtement.

    Mes fréquentations furent essentiellement théâtrales et très chaleureuses. Je devins pour un couple d’amis le compagnon multi soirées hebdomadaires, dînant en leur compagnie avec de temps à autre la présence d’autres amis acteurs qui nous accompagnaient dans nos parties de jeux de société.

    Je ne suis jamais arrivé à m’intégrer d’une autre façon dans ce village hostile dans lequel je ressentais fortement l’hypocrisie ambiante. La présence à la messe ou la séparation traditionnelle homme/femme était maintenue, sans être obligatoire, s’avérait cependant fortement recommandée. La puissance du clergé admise et reconnue me remplissait de malaise. J’avais honte de devoir suivre le troupeau afin d’essayer de ne pas me faire remarquer comme un hérétique dans mon milieu de travail, car ce que je m’obligeais à faire n’était pas en accord avec mes souhaits et pensées profondes.

    Tout en vomissant la bourgeoisie je m’efforçais de la copier, retournant au confessionnal pour les Pâques ou mon absence à la messe aurait évidemment été remarquée. De rebelle indépendant je devenais agneau soumis, et je trouvais heureusement dans le théâtre un moyen de me revaloriser, ce qui me permettait d’apprécier encore plus les applaudissement.

    Je trouvais également dans l’élaboration des programmes des représentations, que je rédigeais entièrement, un plaisir machiavélique à mettre en valeur, sous couvert de critique artistique tous les travers de la bourgeoisie que la pièce jouée était censée définir, espérant que le lecteur prendrait ces diatribes pour lui.

    Bien que cette période me semble aujourd’hui plutôt fade et sans relief, ce fut à l’examen, une séquence de ma vie particulièrement importante. Elle consista d’abord au début de mon indépendance, à la fois financière et résidentielle, ensuite à l’acquisition de responsabilités associatives et enfin au commencement d’une vie de couple quand j’y inclus évidement les transports nocturnes en commun et mes fiançailles. Ces évènements représentaient déjà beaucoup dans un temps aussi court, mais ce n’était pas terminé, bien d’autres faits encore plus importants prirent également naissance pendant cette époque…

    Je partis en vacances en Alsace avec Rolande, avec bien sur le soutien conditionnel du véhicule appelé automobile que je devais abreuver d’eau et d’huile environ tous les deux cents kilomètres. Il s’agissait de mon premier voyage lointain en autonomie et l’Alsace avait été choisi comme destination car une des sœurs de Rolande y demeurait. Nous devions la saluer au passage. De salut il y eut, mais notre séjour devait se prolonger pendant les quinze jours programmés de notre périple car une invitation à rester nous avait été formulée.

    Ce ne fut donc pas à cette occasion que je pus me rendre compte des capacités de ménagère et d’initiative de ma future épouse. Ses aptitudes à la cuisine et au ménage m’étaient essentiellement révélées au travers de sa mère car Rolande aidait seulement à mettre le couvert et à débarrasser après les repas.

    Il m’était par contre permis de vérifier ses capacités disons….affectives et je dois dire qu’elles étaient loin de me donner entière satisfaction. Ses transports amoureux me paraissaient assez froids. Cependant pour moi qui n’avait pas d’éléments de comparaison, je m’imaginais que mes lectures de livres érotiques devaient être exagérées en ce qui concerne les descriptions de l’exaltation féminine aux moments opportuns et que l’attitude passive de Rolande devait bien correspondre à la majorité des femmes sérieuses.

    Il y avait quand même quelque chose qui me gênait beaucoup plus : il s’agissait de son absence de tendresse, de mots d’amour, d’attentions bienveillantes, ce qui faisait que, petit à petit j’en vins à me demander quelle était ma place dans cette galère.

    L’inconvénient du système c’est qu’après une année de « fréquentation », agrémentée des fiançailles officielles, je devenais quasiment intégré à la famille, connaissant frères et sœurs, participant aux fêtes de famille, y compris les noëls, anniversaires et tout ce qu’on peut imaginer. Comment me tirer de ce mauvais pas sans froisser toutes ces susceptibilités ? Je me sentais véritablement pris au piège, ce qui bien sur n’améliorait pas mes rapports avec ma future promise.

    Les circonstances me furent néanmoins favorables puisqu’un soir de réunion imprévue à Laval et rentrant fort tardivement, je remarquais ma chère Rolande à l’intérieur d’un café de la place centrale en compagnie d’une fille assez connue pour sa liberté de mœurs. Les explications douteuses de ma « fiancée » ne me persuadèrent pas et me donnèrent une bonne raison de faire taire d’éventuels scrupules. Je restais néanmoins un été supplémentaire avec elle et les vacances sous la tente au Cap Fréhel me confirmèrent que la demoiselle n’était vraiment pas mûre pour la vie conjugale, ne sachant pas faire beaucoup de choses de ses dix doigts, et n’ayant aucune initiative dans quelque domaine que ce fut. Comme on le dit « quand on veut tuer son chien on dit qu’il a la rage ». Bref, elle ne me convenait pas.

    Je profitais donc d’un quinze août pour ne pas donner suite à une réunion de famille où j’étais invité et à l’issue de laquelle tout le monde compris que l’affaire était comme on dit communément  « dans le sac ». Je n’eus pas le loisir de récupérer les divers objets imprudemment laissés en dépôt dans la demeure familiale et je dois dire honnêtement que le seul regret que j’eus à déplorer dans cette histoire fut la perte de ma collection de « Lucky Luke », série de bandes dessinées à laquelle je tenais beaucoup…

    Me trouvant désormais seul et libre, je respirais un bon coup, heureux de m’être sorti d’une situation pour laquelle quelques mois auparavant je ne voyais pas d’issue.

    La remplaçante devait se trouver dans l’abondante collection de demoiselles travaillant dans la laiterie ou je traînais mon spleen. L’absence totale de motivation dans mon travail et la nullité des perspectives qui en découlait devait s’accompagner des brimades que je devais subir de la part de l’adjoint du chef comptable, jaloux je le supposais de ma liberté d’expression et de mes rapports amicaux avec la gente féminine.

    En ce beau dimanche d’automne ensoleillé je devais donc choisir entre deux rendez-vous galants…..Je choisis…..et devais épouser l’élue huit mois plus tard.

     

    L’endroit dans lequel je vis en Guadeloupe se trouve sur les premières pentes douces de la Basse-Terre, à quelques lieues de Pointe à Pitre, la sous-préfecture, et à trois kilomètres de la petite ville de Sainte -Rose. La maison, au toit et volets bleus, se situe sur les pentes d’un vallon, entre deux collines plongeant sur la ville. Face à la terrasse orientée plein Nord, s’étale la mer des Caraïbes. De chaque côté, des champs de cannes à sucre, en fleurs en ce moment, arborent fièrement une sorte de plumet blanc mauve qui domine la plante comme un petit drapeau. En lisière des champs, se découpant sur le ciel, quelques palmiers royaux d’une dizaine de mètres entourent de gros rochers.

    Sur la droite, une disgracieuse ligne à haute tension nous rappelle notre dépendance. Elle sera bientôt enterrée dit-on, mais les habitants comptent plutôt sur le prochain cyclone pour la voir disparaître. Devant, et jusqu’à la mer : du vert, avec des cocotiers, des manguiers, et de ci de là quelques toitures vert clair, bleu ciel et rose. Au delà de la verdure, la mer, coupée dans toute sa largeur par la barrière de corail, que les vagues en se brisant soulignent de blanc en une ligne plus ou moins pointillée en fonction de la force des vagues. Cette première partie, jusqu’à la barrière, change constamment de couleur, le bleu ciel et turquoise dominent, mais le vert vient souvent s’y mélanger. Au centre, quelques petites îles de mangrove bien vertes, et l’îlet blanc avec sa jolie plage de sable immaculé. Au delà de la barrière, les hauts fonds rendent, jusqu’à l’horizon la mer plus foncée de bleu, c’est là bas que passent les voiliers et les gros bateaux nonchalants et majestueux.

    Un autre événement important qui devait bouleverser ma vie pendant quelques années survint au cours de ma période craonnaise. A quelques semaines de mon mariage, naviguant dans une béatitude amoureuse de bon aloi, je demeurais toujours dans ma chambre du premier étage de ma logeuse abondamment vieille fille et au caractère acariâtre. C’est dans ce lieu que je devais connaître une expérience spirituelle particulièrement intense qui devais me perturber pour une longue période, m’empêchant de bénéficier pleinement de mon bonheur tout neuf.

    Il ne m’est pas possible de l’expliciter en détail, s’agissant d’une expérience personnelle particulièrement incitative et remettant en cause mon futur engagement. Cette prise de conscience me mettait en demeure, par le biais d’une illumination puissante de choisir entre le service et le mariage.

    Je l’avais compris dans ce sens et sans véritablement concevoir pourquoi je devais réfléchir sur la suite que je devais donner à mes prochaines années de vie. Un choix m’était demandé et je ne pouvais pas répondre par l’affirmative, le renoncement étant vraiment hors de mes possibilités de l’époque.

    A la lumière de la distance, les années d’expérience étant survenues, je comprends un peu mieux le sens de cet appel qui me laissa des nuits entières dans une angoisse particulièrement forte et dans un questionnement qui recevait toujours des réponses identiques et que je ne pouvais admettre.

    Ce travail qui m’était alors demandé, je le fais aujourd’hui, trente cinq ans après avec le renoncement obligé et les difficultés qui en découlent. Cependant, je sais qu’aujourd’hui, je suis dans la voie qu’il m’était demandé de suivre, et la paix qui en découle aujourd’hui était bien celle promise alors.

    Pourquoi n’ai-je pas à ce moment répondu à cet appel au service ? Parce que je ne le pouvais pas tout simplement. Les évènements qui ont suivi et la vie que j’ai menée depuis, avec tout ce qui a pu s’y passer d’éclairant m’ont désormais amené à suivre avec confiance les chemins qui s’ouvraient devant moi. Mon départ pour la Guadeloupe, en abandonnant tout derrière moi, incompréhensible pour la plupart des observateurs, est une réponse à un appel. Si je n’avais pas connu ce mauvais choix craonnais je ne l’aurais sans doute pas suivi. En ce sens il revient à dire que tout est positif, y compris lorsque on se fourvoie dans une voie de garage. Il y a toujours une leçon à en tirer. Il suffit alors de mener la vie que l’on a choisi, qui s’avère peut-être un peu plus difficile mais il s’agit du prix à payer en fonction du choix. Les leçons forment alors les éléments qui seront déterminants dans la prochaine orientation. Mais il ne faudra certes pas rater ce retour quand il se présentera.

    Mon refus de suivre cet appel de ma chambrette craonnaise a eu cependant comme conséquence de gâcher ma sérénité des années suivantes et je dus avoir recours aux remèdes habituels de tout un chacun mal dans sa peau pour mener une vie normale : alcool, tabac, nourriture, le cocktail infernal dont j’ai mis ensuite une dizaine d’années à me débarrasser

    Cet épisode craonnais a donc énormément compté dans ma vie. Il s’est avéré comme une charnière, autant dans ma vie familiale, professionnelle que spirituelle. Je n’en garde pas, peut être à cause de tout cela, un bon souvenir, et quand je passe à Craon pour y voir des amis, une sensation de malaise me gagne toujours.

    Qu’aurait été ma vie si j‘avais écouté ce message ? Certainement totalement différente de celle que j’ai vécu et intuitivement je pense que la plénitude serait intervenue plus rapidement. Je n’avais cependant alors aucun repère pour me lancer dans une nouvelle voie et ce que j’avais déjà connu de la relation divine n’était pas de nature à me laisser m’y engouffrer.

    Je préfère aujourd’hui ne comptabiliser que les éléments positifs et je me dis que tout est toujours dans l’ordre. J’ai utilisé mon libre arbitre, c’est-à-dire mon choix de vie, et même si ce n’était pas le bon choix, les années passées m’ont permis d’affiner mes connaissance et d’entrer dans ce qui m’était demandé de faire, avec un peu de retard bien sûr, mais dans l’acceptation totale, l’abandon et la satisfaction d’être enfin dans ma voie.

     

     

    Deux ans plus tard, naissait FLORENT,……

    Trente six ans plus tard naissait QUENTIN….

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